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Ce que les meilleures ventes disent de nous, de notre humeur et de nos envies

Les meilleures ventes le prouvent : en quinze ans, nous avons bien changé

Ce que les meilleures ventes disent de nous, de notre humeur et de nos envies

On l’attendait avec impatience, « Livres Hebdo » vient de le publier. Quoi ? Le classement des meilleures ventes de l’année. Et… ? Et, plutôt que de vous assommer avec des chiffres, de vous dire qui a vendu combien, on s’est dit que ce serait bien de comparer la liste des bestsellers 2015 avec celle d’il y a quinze ans, histoire de voir si on lit les mêmes choses, si on a toujours les mêmes préoccupations, les mêmes centres d’intérêt, bref et en résumé, si, dans l’intervalle, on a changé. Si on a changé, oui, nous, les Français. Ce n’est peut-être pas facile à admettre, comme ça, a priori, mais acheter, choisir, un livre n’est jamais anodin. Cela dit beaucoup de choses de nous, de notre état d’esprit, de nos peurs et de nos envies. Quand, tous, nous plébiscitons les mêmes livres, cela dit des choses de « l’humeur », de l’énergie, de l’atmosphère qui règnent dans notre pays. CQFD.

2001-2015

Avant toute chose, deux petites précisions. C’est aux meilleures ventes de l’année 2001, pas à celles de l’an 2000, qu’on a choisi de comparer celles de 2015. 2001 a en effet été marqué par les événements du 11 septembre et l’émergence d’une forme de terrorisme inédite, mondialisée et très scénarisée, pour faire court, qui n’est pas sans rappeler celle de DAECH et consorts. Si la chute des tours jumelles et les attentats parisiens de l’an dernier ont des origines distinctes, il reste qu’il y a eu un avant et un après 2001, comme il y a eu un avant et un après 2015. Cela, pour « l’ambiance de fond », pas follement joyeuse, sincèrement préoccupante, même, mais assez similaire, qui permet, du coup, d’établir des comparaisons. Toujours dans l’idée de « comparer ce qui est comparable », et pour parler « technique » (faut ce qui faut), on s’est appuyé sur les classements 2001 et 2015 de « Livres Hebdo », sachant que le premier avait été confié à Ipsos et que le second a été réalisé par GFK, qui n’ont pas, comme on dit, les mêmes « méthodes de calcul ». Même si cela n’est pas très important, on tenait juste à le préciser. Ce qui nous intéresse ici, de toute façon, c’est moins la quantité que la qualité des livres vendus, la préférence marquée des lecteurs pour tel ou tel type d’ouvrage, à quinze ans de distance. Sur ce, allons-y, hmmm !

Des chiffres et des lettres

A en juger par les scores établis en 2015, on a lu beaucoup, mais alors vraiment beaucoup plus l’an dernier qu’il y a quinze ans. Rassurez-vous : on ne va pas passer en revue tous les classements, juste nous en tenir au strict nécessaire pour que vous puissiez vous faire une idée. Côté romans, les trois premiers titres du classement 2001 — Dans la rue où vit celle que j’aime de Mary Higgins Clark (Albin Michel, 340 000 ex.), Rouge Brésil de Jean-Christophe Rufin (Gallimard, 337 000 ex.), La vie sexuelle de Catherine M. de Catherine Millet (Seuil, 286 000 ex.) — font pâle figure, en vérité, à côté du tiercé gagnant 2015, à savoir Cinquante nuances de Grey par Christian d’E.L. James (Lattès, 624 600 ex.), Soumission de Michel Houellebecq (Flammarion, 563 500 ex.) et L’instant présent de Guillaume Musso (XO, 502 500 ex.). L’an dernier, 13 romans se sont vendus à plus de 200 000 exemplaires, contre seulement 7 en 2001. 7 auteurs ont même réussi à crever le plafond des 340 000 exemplaires d’où Mary Higgins Clark toisait en 2001 le reste du top 100. Cela fait, comme qui dirait, une sacrée belle différence. Côté essais, l’embellie est, là aussi, plutôt marquée. Entre le trio de tête 2001 — Conversation de Bernadette Chirac (Plon, 220 000 ex.), Les vilains petits canards de Boris Cyrulnik (Odile Jacob, 138 000 ex.), Carnets secrets de Jean Montaldo (Albin Michel, 130 000 ex.) — et celui de 2015 — « Le charme discret de l’intestin » de Giulia Enders (Actes Sud, 487 200 ex.), « Prenez votre santé en main ! » de Frédéric Saldmann (Albin Michel, 274 000 ex.), « Le moment est venu de dire ce que j’ai vu » de Philippe de Villiers (Albin Michel, 184 600 ex.) —, l’écart est grand, même s’il se résorbe assez vite. Il n’en demeure pas moins là, et on ne saurait que muy s’en féliciter, n’est-ce pas ?

Les faiseurs de bestsellers ne sont plus (tout à fait) ce qu’ils étaient

Les chiffres pour les chiffres, ce n’est pas très exaltant. Voyons plutôt ce qu’ils traduisent de nos goûts, de nos appétits et… de leur évolution. Est-ce parce qu’avec le temps, une certaine monotonie s’est installée, qu’on a eu une envie d’air frais ? Mary Higgins Clark (number one en 2001 avec 340 000 exemplaires contre 81 800 en 2015 à la 38e place), Amélie Nothomb (190 000 ex. en 2001 contre 111 600 en 2015), Bernard Werber (200 000 ex. vs 92 100 ex.) et Philippe Delerm (202 000 ex. vs 82 700 ex.) « vendent moins » qu’il y a quinze ans. Ce n’est pas le cas de Marc Levy (140 000 ex. vs 382 500 ex.), encore moins de Michel Houellebecq (240 000 ex. vs 563 500 ex.) qui, eux, s’en sortent immensément mieux ! A quoi cela tient-il ? Pas à une simple question de « vieillissement » et de « renouvellement de génération », visiblement.

La fiction française en recul

Bien sûr, et heureusement, une « nouvelle garde » d’auteurs français « à succès » a émergé en l’espace de quinze ans. Guillaume Musso (3e du classement 2015 avec 502 500 exemplaires vendus), Delphine de Vigan (8e, 364 600 ex.), Joël Dicker (9e, 310 100 ex.), David Foenkinos (25e un an et demi après la sortie de « Charlotte », vendu encore à 107 200 exemplaires l’an dernier) en font partie, dans des registres différents. Reste… reste que les meilleures places du classement 2015 sont accaparées par… de « jeunes » auteurs de romans étrangers, de « sex-sellers », en particulier, comme E.L. James (n° 1, avec 624 600 exemplaires) ou Anna Todd, n° 10, 11, 13, 16 et 17 avec les cinq épisodes d’« After » (Hugo Roman, 1 079 500 ex. en tout !). Ce n’était pas le cas en 2001 où Jean-Christophe Rufin, Catherine Millet, Michel Houellebecq, Philippe Delerm, Bernard Werber, Amélie Nothomb, San Antonio, Jean d’Ormesson, Christian Signol et Marc Levy tenaient le haut du pavé. La fiction française aurait-elle du plomb dans l’aile ?

Pourquoi Houellebecq résiste

Une chose est sûre : Houellebecq, lui, ne connaît pas la crise. L’écrivain qui, en 2001, avait déclenché la polémique avec Plateforme, 4e du classement, vendu à 240 000 exemplaires, a écoulé en 2015 563 500 exemplaires de son très controversé Soumission , 2e de la liste. Une telle résistance, une telle vigueur, à quinze ans de distance, ça laisse quand même un peu pantois. Bien sûr, on dira que le scandale est toujours payant et que Michel H. est un orfèvre en la matière. Pas sûr que cela soit suffisant… A y regarder de plus près, on s’aperçoit en effet que l’auteur de « Soumission » est aussi le seul romancier français (à l’exception de Boualem Sansal, Grand Prix de l’Académie française, avec « 2084 : la fin du monde ») à traiter d’un problème d’actualité. Il le fait à sa manière, et on peut la contester, mais il le fait, à la différence de tous les autres. De là à y voir la clé de son succès ?

La mort du livre d’investigation

C’est un fait frappant : dans le classement documents 2015, on ne trouve plus aucune enquête d’actualité, pas même sur les événements de l’an dernier. Les seuls ouvrages en rapport avec les attentats de Paris sont des livres-hommage, comme Et si on aimait la France de Bernard Maris (29e) ou le collectif Je suis Charlie : liberté, j’écris tes mots  (41e). Quand on consulte la liste documents 2001, on trouve, par contre, un joli nombre de livres d’investigation ou d’essais, parmi lesquels Massoud l’Afghan de Christophe de Ponfilly (11e), Réflexions sur la guerre de Bernard-Henri Lévy (16e) ou Ben Laden, la vérité interdite de Jean-Charles Brisard (34e). N’y aurait-il plus d’enquêteurs français ? Cela pourrait expliquer, par parenthèse, pourquoi la presse hexagonale va si mal. Cela pourrait aussi et surtout expliquer le succès d’un auteur comme Houellebecq qui, quoi qu’on en pense, a le mérite de s’attaquer aux sujets de société qui font mal…

Le livre d’investigation est mort, vive le livre déprimiste !

Le livre d’investigation disparu, tout se passe comme si on n’avait plus prise sur la réalité, comme si on ne pouvait plus agir. Comme si l’on était condamné à subir et à déplorer la situation dans laquelle nous nous trouvons. En témoigne l’accueil fait aux ouvrages déprimistes, type  Le suicide français  d’Eric Zemmour (112 100 ex. en 2015), toujours 9e un an et demi après sa sortie, ou encore  Le moment est venu de dire ce que j’ai vu  de Philippe de Villiers (184 600 ex.), 3e du classement trois mois à peine après sa parution. Un an avant la présidentielle 2017, le plébiscite d’un tel ouvrage en dit long sur la défiance des Français à l’égard de la « chose publique ». Quand on songe qu’en 2001, six mois avant l’acrobatique élection de Jacques Chirac, c’est sa femme Bernadette qui tenait la tête du classement documents avec sa « Conversation », il y a de quoi se faire du mouron…

Le lecteur, seul contre tous ?

Quand ceux qui sont censés savoir et agir donnent tous les signes de l’impuissance, on se raccroche aux branches comme on peut. On va chercher du sens un peu partout, et pas seulement dans la religion, comme le montre le succès fait à Cosmos  de Michel Onfray (133 000 exemplaires vendus) et à  La puissance de la joie  de Frédéric Lenoir (127 500 ex.) classés 6e et 7e devant Loué sois-tu : encyclique du pape François (66 100 ex., en 21e position). Quand les experts ne font plus leur boulot, on s’instruit aussi par soi-même. A preuve, l’incroyable résistance du Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty (67 400 ex., 20e), sorti il y a deux ans. Enfin, et surtout, on apprend à se réparer, se soigner tout seul. Ce n’est pas un hasard si Le charme discret de l’intestin de Giulia Enders et Prenez votre santé en main ! de Frédéric Saldmann trônent en tête du classement. Faut-il y voir la marque d’une défiance vis à vis de ceux qui devraient normalement nous soulager, d’un individualisme forcené ou d’une volonté d’aller mieux ? Il y a sans doute des trois, à la fois. A bien y réfléchir, cette réaction est plutôt saine : elle prouve au moins que les lecteurs, eux, se prennent en main. Quant à savoir si cela va nous aider à tous mieux vivre ensemble, c’est une autre histoire.

Barbara Lambert

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