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"Le Fumoir", un texte qui dépasse le témoignage : interview de Marius Jauffret

Camisole chimique pour tous ! C’est dans "Le Fumoir", le premier roman de Marius Jauffret (Anne Carrière)

"Le Fumoir", un texte qui dépasse le témoignage : interview de Marius Jauffret

Il n’y a pas que la sexualité qui pose la question du consentement. Marius Jauffret s’empare de la question dans un premier roman qui marque la rentrée, Le Fumoir (Anne Carrière). Un texte qui dépasse le témoignage pour raconter comment l’on peut se retrouver, aujourd’hui, en France, déchu du moindre de ses droits, en un claquement de doigts.

 

Il était une fois l’absurdité, l’arbitraire et l’angoisse : dans Le Fumoir, Marius Jauffret raconte une histoire terrible et vraie, un conte horrifique où les innocents sont punis dès le début du livre. Dans l’entretien qu’il a bien voulu nous accorder, Marius Jauffret détaille comment, un soir de cuite, il s’est trouvé embringué dans la grande lessiveuse de l’institution psychiatrique française. Un jeune homme déprimé qui boit trop, c’est le mal de bien des romans, mais ici, l’histoire prend un tour plus inquiétant que celui d’un spleen ultracontemporain. Après l’énième nuit d’excès d’alcool, un psychiatre de l’hôpital où son frère le conduit, diagnostique un syndrome de Korsakov, une maladie improbable chez un patient qui n’a pas trente ans. Peu importe, le verdict tombe, sans sommation ni contrôle. Il a 25 ans et un Korsakov, « un Alzheimer en pire et en plus rapide », il faut l’interner.

 

A partir de l’accord donné par son frère, la vie de Marius se retourne comme un gant. Il existe à côté de chacun, dans les villes qui sont des ruches, un monde parallèle avec ses règles, ses lois et sa temporalité, où des hommes et des femmes sont retenus au mépris de leur volonté, sans avoir été jugé par un tribunal ou leurs pairs. Ce sont les hospitalisations à la demande d’un tiers, dans les hôpitaux psychiatriques. « Heureux un instant de n’avoir été enfermé que 18 jours (…) à la demande d’un tiers -la moyenne nationale est de deux mois chaque année pour plus de 80 000 de mes concitoyens- je ressens pourtant une terrible frustration. Le système m’a enfoncé la tête sous l’eau ». Il lui faudra deux ans pour sortir de l’angoisse dans laquelle cette expérience l’a alors plongé.

 

Le Fumoir est cet endroit où les « patients » comme lui se retrouvent pour discuter sans surveillance, une respiration dans un quotidien carcéral. Des hommes et des femmes venus de partout, plus ou moins cabossés, SDF ou vieillards sans familles, s’y retrouvent, sans illusion, soumis de s’être révoltés contre une volonté plus forte que la leur. Elle est celle du psychiatre et verrouillée par l’administration. Ce roman de « non-fiction », comme l’auteur aime à le définir, est une expérience vertigineuse pour le lecteur abasourdi, qui découvre à quelle vitesse, sur quels malentendus et à partir d’incompétences largement répandues, l’on peut tous se retrouver interné contre son propre consentement. Ce n’est pas un témoignage, mais un roman, bien plus redoutable, bien plus universel.

 

Karine Papillaud

 

 

« Vouloir à tout prix protéger les gens est un procédé à double tranchant. » Interview de Marius Jauffret

 

- Vous publiez un premier roman, intitulé Le Fumoir (ed Anne Carrière). L’histoire est celle d’un jeune homme dépendant à l’alcool, interné dans un hôpital psychiatrique parisien à la suite d’une énième cuite. Comment se retrouve-t-il dans cette situation ?

Un soir, je broie du noir après avoir beaucoup bu. Je me retrouve à la terrasse d’un café pour prendre l’air. Mais une attaque de panique survient. Mon frère vient à ma rescousse en me proposant de m’amener aux urgences de Sainte-Anne. Ayant confiance en la médecine, je me laisse faire sans sourciller. Puis deux psychiatres m’inventent une maladie : le syndrome de Korsakov, un Alzheimer puissance 10 qui vous réduit à l’état de légume. Mon frère est horrifié, et les psychiatres l’obligent à signer mon internement à la demande d’un tiers.

 

- Pourquoi ou comment ce sujet vous a-t-il mis à l’œuvre de l’écriture ?

Pour moi c’était une nécessité absolue. Je me devais de témoigner pour tous ceux qui n’auront jamais la parole. J’ai essayé d’être digne de ces gens-là.

 

- Quelle marge de manœuvre avez-vous prise avec la réalité pour écrire cette histoire ?

J’ai voulu écrire un roman de non-fiction. La marge de manœuvre avec la réalité est très mince dans mon livre. La fiction permet à la vérité de surgir, mais je me devais de raconter la réalité de l’asile. Pour les gens enfermés qui n’auront jamais la parole.

 

- La manière dont il se trouve déchu de ses droits est extrêmement rapide. Peut-on se retrouver ainsi privé de ses droits aussi simplement et radicalement dans un état de droit ?

Oui. Cela peut être très rapide. Une soirée, quelques heures, quelques minutes suffisent. Il suffit de deux certificats signés par deux psychiatres différents (et faisant partie du même établissement ils ne se contredisent jamais, vous êtes donc pris au piège).  

 

- Votre personnage se retrouve donc coincé dans un lieu où il n’a rien à faire, privé de ses médicaments pour la dépression et soumis à un traitement donné à tous les patients, et dont on ne l’a pas informé… Il existe toutefois un recours, le juge des libertés et de la détention. Quel est son rôle ? 

Le juge des libertés et de la détention est un simple pion qui n’étant pas psychiatre, avalise systématiquement la décision de ce dernier. Pas de contre-expertise. Pas de recours. Et un avocat qui ne vous sert à rien. Le nombre de personnes qui sortent après un passage devant le JLD est de 0%.

 

- Cette expérience terrifiante a quel effet sur votre personnage qui raconte lui-même son histoire ?

Je suis mon propre personnage et raconter mon histoire a été quelque chose de très compliqué. J’ai attendu que la haine me quitte sinon il n’y aurait pas eu d’histoire, il n’y aurait pas eu de livre non plus. Un réquisitoire inaudible, tout au plus…

 

- « Le monde sobre est irrémédiablement mélancolique » Vous dites que l’alcoolisme est une maladie qui n’est pas reconnue mais jugée. Le Fumoir est-il un livre qui permet d’interroger le regard qu’on porte sur l’alcoolisme ?

Bien sûr. Nous sommes dans un pays où l’alcool est légal et je m’en félicite. L’ensemble de la société devrait pouvoir comprendre qu’être alcoolique n’est pas une faiblesse mais une réelle maladie. Je rappelle que l’alcool est une drogue qui avec l’héroïne inonde tous les récepteurs du cerveau. Ce n’est pas le cas de la cocaïne, par exemple.

 

- Votre livre interroge la question du consentement, de la liberté et de la normalisation sociale. Etaient-ce des questions que vous appréhendiez jusqu’alors ?

Oui. J’ai écrit par le passé beaucoup de textes sur le monde du travail où l’on se permet trop souvent d’humilier les gens, ces mêmes personnes qui ne peuvent pas se rebeller sous peine d’être virées ou harcelées quotidiennement. Je l’ai vécu moi-même en travaillant et je pense que beaucoup d’entre nous se retrouveront dans ce constat, quel que soit leur place dans la hiérarchie sociale.  

 

- « Tout le monde revient toujours ici », dit l’un de vos personnages. Qu’en est-il pour le narrateur ? Sort-il vraiment de cette expérience et dans quel état de corps et d’esprit ?

La narrateur qui est donc moi porte l’horreur de l’asile à sa sortie. Enfermé pour rien, je me sentais systématiquement traqué avec cette peur qu’on m’incarcère à nouveau à cause de mon alcoolisme ou de rien du tout.

 

- Le pouvoir de l’autorité médicale, immense, qui fait basculer la vie de votre personnage dans l’enfer de l’internement et des effets secondaires des médicaments, est rarement un sujet évoqué. Voyez-vous la situation actuelle comme un écho à cette privation de liberté ?

Oui. Je crois qu’il faut laisser les gens vivre sans les infantiliser. Vouloir à tout prix protéger les gens est un procédé à double tranchant. On tombe rapidement dans la privation de liberté et l’on s’éloigne peu à peu de la démocratie.

 

- Quel regard portez-vous désormais sur ce sujet et comment interpréter, sous cet aspect, la devise « Liberté, égalité, fraternité » ?

 J’ai eu la chance dernièrement de pouvoir rencontrer le Professeur Lejoyeux, chef du service de psychiatrie à l’hôpital Bichât. J’ai parlé avec toute l’équipe médicale et j’ai l’espoir que la « Liberté » puisse (un peu) remplacer cet enfermement gratuit qui touche 100 000 personnes en France.

 

- Le Fumoir aborde une question de société fondamentale. Comment avez-vous réussi à déjouer l’essai et le témoignage pour faire littérature ?

J’ai voulu faire de la littérature pour cogner de manière plus forte sur la psychiatrie dévoyée dont j’ai été la victime. Un témoignage n’aurait pas pu englober le problème dans son ensemble.

 

- Vous venez de passer le cap émouvant et vertigineux de la première publication. A quel genre de nécessité répond chez vous le besoin d’écrire ?

J’ai une aversion profonde pour le monde réel. Je ne me sens pas adapté à la société telle qu’on nous la vend. Ecrire, c’est pour moi recréer un univers dans lequel j’aimerai vivre. Dans le cas du « Fumoir », c’est un peu différent, j’ai voulu faire un livre utile, une sorte de manuel littéraire à l’usage des gens qui peut-être pourront œuvrer à un monde plus juste. 

 

Propos recueillis par Karine Papillaud

 

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