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Vingt-cinq ans de ma vie je me suis levé tôt pour faire et refaire Le Monde, tâche de petit dieu stylo à la main et joie au coeur. Quel plus beau métier que de courir le monde pour un journal du même nom frappé en lettres gothiques ? Modeste rubricard de la bourse et de l'agriculture, grand reporter, chroniqueur, rédacteur en chef, directeur de la rédaction, du journal, patron d'un groupe de presse. tout s'est enchaîné si vite et si fort que j'ai longtemps pris ma vie pour Le Monde.
Dans la jungle épaisse de ces pages vous verrez l'Afrique, quelques morceaux d'Asie et d'Amérique du Sud, la Russie quand elle était encore l'URSS et quand elle ne le fut plus. Vous verrez des Éthiopiens affamés sous la férule marxiste et le regard lumineux mais fragile de Mandela, l'arrogance de Bongo au Gabon, la sale trogne de Noriega au Panama. Vous sentirez à Madagascar, où régnait un dictateur désenchanté, des effluves entêtants de vanille. Vous traverserez le Mali jusqu'à Tombouctou sur la route du « Dakar » et rencontrerez Cheickh Hamidou Kane en peul philosophe, auteur jadis du plus beau livre sur l'homme noir confronté à la blancheur. Vous comprendrez à Carthagène, la ville de Garcia Marquez, pourquoi j'ai désespéré de voir le tiers-monde se développer. Vous verrez Mexico après le tremblement de terre, le Vietnam après le communisme, vous verrez du pays, des hommes et des femmes, des songes et des idées, des artistes, des savants, des puissants et des vaincus, des golden boys de 1987 et des ruinés de tous les jours, vous saurez des milliers d'histoires car le journalisme n'est que cela ; rencontrer puis raconter. Et recommencer.
Puisque le temps passe et s'accélère, vous accéderez alors au saint des saints du Monde vu de l'intérieur, à ses montées d'adrénaline, à ses bouclages matinaux et périlleux, le chronomètre au ventre, le trac et la passion toujours au rendez-vous. L'aventure avait commencé avec un stylo et un carnet, une machine à écrire, et voici qu'à la lenteur enfiévrée succéda l'ordinateur froid que réchauffa jusqu'à l'explosion l'étincelle numérique. Vous suivrez l'incroyable révolution technologique de la presse écrite, l'irruption du multimédia et des journaux gratuits, les tremblements du papier menacé par la désaffection des lecteurs, l'effondrement des recettes publicitaires, des réseaux de distribution, du modèle industriel des imprimeries, la fin d'un monde. Vous apprendrez comment, élu par mes pairs à la tête de ce gros navire à la dérive, je me suis battu dos au mur, sans grands moyens, de crise en crise, pour tenter de sauver le plus grand journal français, dans un environnement de pressions politiques et financières incessantes. Vous verrez Le Monde comme enjeu de pouvoir et d'influence, les manoeuvres harcelantes du chef de l'État et de ses amis zélés, le cynisme de quelque conseiller ou grand banquier. Vous découvrirez mes précieux alliés dans la bataille. Vous comprendrez aussi que le plus beau journal du monde est traversé de contradictions, entaché parfois de médiocrités collectives qui tranchent avec le talent individuel. Que les apparatchiks d'une rédaction peuvent succomber sans broncher aux brutalités du grand capital.
Quel récit dense, instructif et finalement très politique ! Éric Fottorino, après avoir fourni déjà une riche production littéraire, a raconté vingt-cinq années de passion journalistique au sein de ce journal de référence qu'est le Monde.
C'est après avoir travaillé autant d'années pour ce grand quotidien du soir qu'il se voit révoqué, le 15 décembre 2010, par Pierre Bergé, nouveau président – avec Xavier Niel et Matthieu Pigasse – du groupe le Monde (Télérama, Courrier International, La Vie, Ulysse). Ce jour-là, s'arrêtait une formidable aventure qu'il définit ainsi : « écrire pour ce satané canard qui raccourcissait nos nuits mais prolongeait nos vies. »
Né en décembre 1944, sur les décombres du « Temps » qui avait collaboré, le Monde a été fondé par Hubert Beuve-Méry. Éric Fottorino y arrive en 1986, au service économique. Il faut : « d'abord mériter l'honneur qu'on m'avait fait de m'engager » sa passion pour le journalisme lui a donné l'occasion de travailler, à 19 ans, au service des sports de Sud-Ouest où il réalise même une interview de Colette Besson. le journalisme lui permet de guérir une timidité naturelle alors qu'il rêve encore de faire carrière dans le cyclisme. À 20 ans, il réalise qu'il ne pourra pas devenir coureur professionnel et monte à Paris pour étudier le droit. Licence en poche, il est reçu à Sciences-Po. C'est à cette époque qu'il tente sa chance en envoyant directement un article au Monde, article qui est publié. Encouragé par ce premier succès, il écrit pour Le Quotidien de Paris et Libération. Durant l'été 1982, il est stagiaire deux mois dans ce dernier quotidien puis collabore avec plusieurs magazines.
Les hasards des premières années de sa vie professionnelle lui font rencontrer un certain Edwy Plenel mais, déçu par la politique, il ne vibre plus que pour l'économie et la justice. Après avoir fait ses armes à La Tribune, le voici au Monde, rue des Italiens. Il comprend vite que là, la star, c'est le journal. Dès 1983, il a sa carte de presse et, à partir de 1989, il assiste à l'informatisation progressive de la rédaction. C'est la période où il fréquente la Bourse, le Palais Brongniart, où il rencontre, le fils de Jean Robic qui y travaille comme coursier à vélo. Sans cesse sur le terrain, il ne cesse d'aller chercher l'information au plus près de ceux qui font la vie que ce soit en Éthiopie, en Guinée, au Niger, au Brésil, en Écosse, etc… mais aussi en Lot-et-Garonne. Ces enquêtes lui permettent d'écrire ses premiers livres sur l'agriculture car il est conscient du danger des politiques agricoles qui coupent les paysans de leurs racines. Il découvre le travail de Henri Mendras qui dénonce les deux maux précipitant la fin de la paysannerie au profit de l'agriculture : la motorisation et la chimie.
Envoyé spécial au Panama, au Vietnam, à Moscou, au Mexique, en Colombie, à Madagascar, en Afrique du Sud, au Maroc, en Tunisie, au Brésil encore, il découvre toutes les turpitudes qui pervertissent la vie sur notre planète mais, au Monde, la succession d'André Fontaine est ouverte.. jacques Lesourne hérite de la direction. Alian Minc et Jean-Marie Colombani entament un travail de sape. Éric Fottorino décide alors de faire une pause et de prendre une année sabbatique pour écrire un roman. Éric Arnoult – Orsenna le conseille et il publie Rochelle avant de revenir au Monde, fin 1994, appelé par Edwy Plenel, Jean-Marie Colombani étant directeur . il réussit maintenant à faire la part entre le journalisme et son travail d'écrivain.
Le Monde a déménagé à la rue Falguière et sa nouvelle formule a fait remonter les ventes de 6%. Les journalistes travaillent maintenant en open space, regrettant l'époque des petits cagibis de la rue des Italiens. Éric Fottorino fait partie de l'équipe des grands reporters et ses modèles sont Jean-Claude Guillebaud et Jean Lacouture. Il consacre son dernier reportage au Rwanda et publie Coeur d'Afrique juste avant que Edwy Plenel ne le nomme rédacteur en chef chargé du service des reporters.
Pendant cinq ans, de 1998 à 2003, il n'écrit plus mais anime une équipe, même si, en 1999, il publie une double page d'extraits du livre de Véronique Vasseur, médecin-chef à la Santé. 2001, c'est l'année de sa fameuse expérience au coeur de la course à étapes du Midi Libre avec un vélo offert par Jimmy Casper. Après s'être entraîné très dur, il peut rouler aux côtés des coureurs et raconte au jour le jour ce qu'il vit. Il y a ensuite le choc du 11 septembre, des hommages funèbres à Tabarly, à Gainsbourg, etc… Puis Pierre Péan et Philippe Cohen publient La face cachée du Monde, un poison lent qui vise le triumvirat Colombani – Minc – Plenel. Ils quitteront le journal l'un après l'autre.
En 2003, la diffusion s'effondre. Même le Figaro fait mieux ! À l'automne 2005, Plenel démissionne et le journal déménage au Boulevard Auguste Blanqui. Il est temps de réinventer le Monde. Neuf journalistes dont il fait partie, travaillent d'arrache-pied pour sortir une nouvelle formule, le 7 novembre 2005. C'est un succès. En décembre 2006, le voilà Directeur de la rédaction et directeur délégué. Les pertes du groupe étant de plus en plus grandes, il faut céder le Midi Libre.
Jean-Marie Colombani est mis en minorité, le 22 mai 207 et voilà Éric Fottorino élu Directeur du Monde avec 63% des voix. Laurent Greilsamer est son directeur adjoint et Alain Frachon, Directeur de la rédaction.
Commence pour lui un combat titanesque pour résorber un déficit structurel de 10 millions d'euros. Lagardère et le groupe espagnol Prisa veulent prendre le contrôle du Monde avec Alain Minc. « je serai l'homme du compromis de l'éditorial avec le capital », déclare Éric Fottorino qui met toute son énergie dans la bataille avec l'angoisse au coeur. C'est l'époque où les capitalistes tiennent la presse française : Bernard Arnault (Les Échos), Serge Dassault (Le Figaro), François Pinault (Le Point), Vincent Bolloré (Direct Matin), Edmond de Rotschild (Libération)… époque qui perdure aujourd'hui.
Le Monde a déjà revendu le Midi Libre au groupe Sud-Ouest et se sépare de Fleurus Presse et des Cahiers du cinéma. Un drame familial inspire L'homme qui m'aimait tout bas, un livre en hommage à son père. Il doit affronter les partenaires sociaux, prévoit de supprimer 129 emplois et se retrouve devant une grève. le Monde ne paraît pas pendant trois jours : historique ! Il doit faire des concessions. 103 départs sont acceptés mais rien n'est gagné.
Arrive l'épisode intitulé « scènes de château » qui voit Éric Fottorino confronté au candidat Nicolas Sarkozy qui n'aime pas ses articles ni les dessins de Cabu. Une fois à l'Élysée, le Président lui propose même une sortie à vélo mais le Directeur du Monde refuse, prétextant que son compagnon roulerait trop vite… le Monde soutient ce qui se fait de bien mais condamne les dérapages sur les libertés, les dérives judiciaires et policières. M. Sarkozy complimente l'écrivain pour mieux critiquer le Directeur du Monde et ça va crescendo…
Un prêt de 25 millions d'euros permet de passer 2009. le 15 mai 2009, paraît le numéro 20 000 du Monde avec 20 Unes-témoins de l'Histoire depuis 1944. Ce jour-là, les ventes doublent !. les initiatives se succèdent comme le lancement du magazine M, du Monde des Livres et 2009 produit un solde positif. En 2010 Sylvie Kaufmann est la première femme Directrice de la rédaction mais les soucis financiers ne sont pas résolus et plusieurs acquéreurs sont sur les rangs.
Arrive alors le second épisode dit « du château » car M. Sarkozy s'intéresse à l'avenir du Monde. Raymond Soubie assiste à l'entretien. La lutte est sévère mais Éric Fottorino comprend que c'est lui qui va devoir « mettre fin à une utopie de 65 ans, à ce rêve de journalisme autogestionnaire, à la belle aventure d'un journal de journalistes. » Il se rend compte qu'il gêne aussi bien à l'intérieur du journal que pour l'Élysée. La belle aventure est finie.Éric Israelewicz lui succède. Son dernier éditorial paraît le 11 février 2011 : « Au revoir et merci ! »
Pour conclure l'auteur cite cette remarquable pensée de Confucius : « Lorsque tu fais quelque chose, sache que tu auras contre toi ceux qui voulaient faire la même chose, ceux qui voulaient faire le contraire, et l'immense majorité de ceux qui ne voulaient rien faire. »
Chronique illustrée à retrouver sur : https://notre-jardin-des-livres.over-blog.com/
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