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à bientôt trente ans, Shirine vit encore chez sa mère, un vrai despote qui a érigé un mur entre sa fille et le monde réel. La vieille femme, qui a conservés intacte la chambre de son fils disparu durant la guerre du Golfe vingt ans plus tôt, se réfugie religieusement dans son sanctuaire chaque matin. Shirine, elle, s'invente des univers imaginaires, nourris de films et de personnages fantastiques... qui s'effritent lorsqu'elle rencontre Farid, un jeune vendeur de DVD avec lequel elle correspond en cachette.
De l'autre côté de la ville, Afsoun peut se targuer d'une réussite sociale certaine : maîtresse de conférences, directrice d'un programme télévisuel et épouse de Vahid, récemment nommé à la présidence de l'Université de Téhéran. Pourtant, voilà vingt ans que Afsoun rêve d'une existence qui s'est arrêtée avec le départ de Khosrow à la guerre. Alors, lorsque Shirine lui porte les lettres d'amour de son frère conservées telles des reliques, la vie des trois femmes s'en trouve bouleversée pour toujours. D'autant que la maison familiale est bientôt promise à la destruction au profit de nouvelles tours d'immeubles...
À travers une prose résolument moderne, l'autrice dessine des femmes qui ne veulent pas subir leur destin, un ancien quartier qui disparaît en silence et un pays qui peine encore à faire son deuil du traumatisme de la guerre.
"J'ai la sensation d'une limace froide et gluante qui enfonce ses cornes dans mon oreille. La complainte de la limace est un des sons les plus tristes que j'ai jamais entendus. C'est une plainte insistante qui se glisse lentement jusqu'au fond de l'âme. Cette viscosité ralentit la circulation du sang et lorsqu'elle atteint le cœur, c'est l'infarctus. Qu'on le veuille ou non, l'organe se paralyse."
C’est un peu l’état d’esprit de ces deux femmes que je suis tout au long du livre. Shirine et Afsoun furent voisines plusieurs années auparavant dans ce quartier en rénovation complète (entendez par là qu’il faut détruire les vieilles maisons avec jardin pour construire des immeubles). La mère de Shirine habite toujours sa maison où pousse un noyer mitoyen avec la maison voisine.
Cet arbre a été le témoin des amours entre Afsoun et Khosrow, le frère de Shirine, surtout des lettres que déposaient les deux amoureux sur le muret et que la mère du garçon subtilisait le plus souvent.
Khosrow n’est jamais revenu de la guerre et sa mère garde intacte la chambre du fils, s’y recueille et lit et relit les lettres volées chaque jour que dieu fait comme dans un mausolée. “Ma mère s’est assise sur le mur de Berlin ! Elle n’a pas permis que les lettres parviennent à destination. Et maintenant elle a fait tomber l’avion. Elle a envahi l’île de Khosrow. Elle a lu ses lettres des milliers de fois. Elle a pleuré. Était-ce le remords, la nostalgie, ou encore autre chose ? Cela ne me regarde pas. Maintenant que la coque du bateau est percé, il faut qu’à mon tour je lise ses lettres. Puisqu’elle refuse de parler, c’est à moi de recoller les morceaux et pars. Je suis contraint de lui attribuer dans le film un rôle négatif.”
C’est dans cette atmosphère que vit Shirine (sucré en persan), trente ans, sous la dépendance de sa mère. Ses études universitaires poussées ne sont pas garantes d’un emploi et elle est au chômage. Toutes les nuits, elle regarde des films sur son ordi. Des films censurés par le gouvernement iranien, présentement Fight Club. Sa vie se passe entre la recherche de DVD, auprès d’un vendeur à la sauvette et ses conversations avec « le jeune garçon », sa conscience, son alter ego masculin. La complainte de la limace est son état. Shirine, paralysée par cette gangue est totalement incapable de vivre normalement, chercher un boulot, surtout qu’avec « le jeune garçon » c’est encore plus difficile. Pourtant, la gangue se fendille lorsqu’elle entre dans le sanctuaire et prend les lettres pour les donner à Afsoun. «pourvu qu’Afsoun accepte de jouer son propre rôle, et de reprendre les morceaux d’elle-même qu’elle a abandonnés dans les plaintes de ma mère. »
L’autre femme, Afsoun, mariée, est une femme très active. A la fois maîtresse de conférence, poétesse, elle anime un programme télévisé. Pourtant, elle non plus n’est pas heureuse. Elle se doit d’assurer la carrière de son mari qui doit passer avant la sienne en ignorant les étudiantes qui passent par le bureau marital et sa propre carrière. Alors, elle fuit, se promène dans les rues, lorsque « la bactérie de la fugue est à nouveau active ».
Dans un passé pas si lointain, Shirine et Afsoun étaient voisines. Un vieux noyer séparait les deux maisons. C’était le lieu de rencontre entre Afsoun et Khosrow, ils s’aimaient comme deux adolescents qu’ils étaient et se déposaient des courriers que la mère du garçon s’empressait de subtiliser.
Toutes les trois, la mère, la sœur, l’amoureuse s’engluent autour de Khosrow, de son souvenir.
La mère qui visite le sanctuaire qu’est devenu la chambre de son fils tous les jours, la sœur qui s’enferme dans un monde de cinéma, Afsoun qui se rend compte qu’elle n’a pas oublié et qu’elle aime toujours Khosrow.
Il y a chez ces deux femmes ce besoin de liberté, de transgresser les règles religieuses. Shirine en regardant des DVD interdits, et Afsoun en étant une femme d'influence. Pourtant, elles ne sortent pas de leurs rôles féminins, l’une en étant soumise à sa mère et l’autre à son mari.
Poétesse reconnue, maîtresse de conférence et psychologue ayant son programme télévisé, cette jeune quarantenaire a gravi les échelons de la réussite sociale. Pourtant, elle évolue dans un quotidien anxiogène qui la pousse à fuir mentalement dans un premier temps, puis physiquement. Car en faisant le point sur ces dernières années, Afsoun. ne peut que se rendre à l’évidence : elle vit encore à travers les souvenirs de Khosrow, son premier et unique amour.
Beaucoup de tristesse et de colère dans ce livre. Une tristesse qui paralyse la vie tout comme les regrets qui parcourent Shirine et Afsoun… toujours ce mur auquel elles se heurtent. Peut-être la colère sera t-elle salvatrice. L’écriture de Zahra Abdi très vive, quelque fois ironique, d’autres fois tendre évite le regard nombriliste.
Comme toujours chez Belleville éditions, l’objet livre est de qualité. La couverture, une illustration d’Asma Abassi, est superbe ; Une belle allégorie du roman.
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