"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Ce n'était qu'un enfant quand son père l'a déposé à l'auberge de la Pieuvre. Il devait revenir... Célestin ne l'a jamais revu. Alors il est devenu le serveur de l'auberge. Le discret, l'invisible Célestin... dont personne ne soupçonne le talent. Mais parfois, le destin en veut autrement. Devenu détenteur du secret du Passage Vendrezanne, c'est seul que le jeune homme va devoir affronter la Pieuvre...
Si vous ne connaissez pas encore Les Contes de la Pieuvre, ces petits bijoux, thrillers fantastiques sur fond de réalisme social, véritables odes au roman feuilletonesque du XIXe sortis tout droit de l’imagination débordante de Gess, j’espère que cette troisième parution vous donnera l’envie de vous y plonger et croyez-moi, vous allez vous régaler.
Après un tueur et un trouveur, le nouveau (anti ?)héros des Contes de la Pieuvre n’est autre qu’un serveur mais pas n’importe lequel puisqu’il s’agit de Célestin, le serveur discret de l’auberge de la Pieuvre où la célèbre organisation criminelle éponyme a établi ses quartiers.
Les Contes de la Pieuvre
Après La malédiction de Gustave Babel (2017), Un destin de Trouveur (2019), Célestin et le Cœur de Vendrezanne est le troisième récit des Contes de la Pieuvre, qui soit dit entre nous sont chacun une entité en soi, ne suivent pas l’ordre chronologique et peuvent se lire indépendamment les uns des autres même si, certains personnages étant présents dans les trois, ce volume apporte un éclairage sur les deux précédents à la grande joie des aficionados. Même esthétique pour tous, même pagination généreuse flirtant avec les 200 pages et un lien qui peut servir de fil rouge : L’impitoyable organisation criminelle quadricéphale « La Pieuvre » composée de l'Oeil, L'Oreille, la Bouche et le Nez et sa recherche et utilisation de « Talents », personnages possédant un don particulier pour exécuter ses basses œuvres. Un même lieu (Paris), une même époque (la seconde moitié du XIXe siècle) mais pour chaque histoire, un personnage différent avec un talent différent et ses démêlés avec la Pieuvre.
Célestin et le cœur de Vendrezanne
Pour commencer, plantons le décor. Nous sommes à Paris durant le terrible hiver 1879.
Cette fois donc c’est Célestin, le serveur de l’auberge qui se trouve au cœur du récit. Son Talent ? Discerneur : Il voit les autres tels qu’ils sont réellement et peut ainsi découvrir leur âme profonde rien qu’en les regardant dans les yeux. Aussi souvent lui apparaissent-ils sous une forme peu reluisante. Alors autant dire qu’il n’a aucune envie que les membres de la Pieuvre le sachent ! Mais voilà que, n’écoutant que son bon cœur, il va pour une fois sortir de sa neutralité pour venir en aide à Daumale, un jeune garçon aux prises avec la terrible organisation. Ajoutons à cela que ceux-ci sont plutôt à cran étant donné que l’une des quatre têtes pensantes L’oeil est sur le point d’être père et qu’en raison du Coeur de Vendrezanne cela risque de se solder comme les deux fois précédentes par la mort du nourrisson. Mais qu’est-ce donc que le Coeur de Vendrezanne, cette « chose » et quel est son secret ? … Je n’en dirai pas plus sur l’intrigue ou du moins les intrigues si ce n’est que les femmes, de mam’zelle Rose à Mama Brûleur et ses filles ont aussi leur rôle à jouer.
Une histoire au souffle romanesque populaire
Magnifique récit choral dans lequel tout – construction, mise en page, cadrage – contribue à nous maintenir en haleine jusqu’à la toute dernière page. Après un prologue fantastique énigmatique nous laissant sur l’image d’un nourrisson saignant de l’oreille en 1842, nous passons sans transition à un évènement se déroulant dans les égouts en 1879 dans le chapitre 1 avant de nous retrouver dans l’auberge de Pieuvre au chapitre 2. Et petit à petit, nous allons démêler les fils de l’écheveau et prendre conscience de la subtilité et la richesse du propos. Et si la violence sous-tend le récit, elle n’est pas montrée mais suggérée et se trouve entre les cases.
Découpée en 18 chapitres, l’histoire s’inscrit dans la tradition des grands récits populaires feuilletonesques de l’époque évoquée avec pour décor, très soigneusement restitués, les différents quartiers où se déroulent les faits et nous fait déambuler du passage de Vendrezanne situé dans le XIIIe arrondissement à l’auberge de la Pieuvre dans le XVIIe, pour ne citer qu’eux.
Annoncez la couleur
Gess a travaillé au format A4 ce qui n’empêche que les illustrations fourmillent de détails. L’utilisation d’un code couleur n’est pas ici un procédé de facilité mais participe pleinement à la narration en apportant fluidité et lisibilité à un récit néanmoins complexe. Le sépia de la réalité va céder à sa place au rose saumoné des représentions qu’a Célestin de ses congénères et au rose fucshia de ses souvenirs. Ce procédé différenciant clairement les différents univers de l’histoire est renforcé par le tracé des cases effectué à main levée : rectangulaires pour la réalité, arrondies pour les visions de Célestin. La couleur est annoncée d’entrée dans une magnifique double page représentant en plongée la même scène : Célestin, bien campé au centre de l’auberge bondée nous regarde droit dans les yeux et nous explique son don. A gauche en sépia , la réalité. A droite en rose, la vision que Célestin en a.
Plaisir des yeux, plaisir des doigts
On tient ici un bien bel objet, élégant, à la finition soignée qui dès la prise en main nous procure des sensations rien qu’au toucher grâce aux différentes textures : dos toilé, vernis sélectif sur fond mat pour le cœur, titre légèrement embossé. Notons aussi la qualité du papier épais, lisse, agréable au toucher qui nous fait glisser d’une feuille à l’autre. Les fonds de page quant à eux ont été réalisés à partir du scan de buvards d’imprimeurs qui servaient à nettoyer les rotatives, ce qui confère à l’ouvrage un côté vieilli et nous plonge d’autant mieux dans ce XIXe siècle fantasmé.
2017, 2019, 2021 … 2023 pour le prochain ? Quel nouveau Talent allons-nous suivre ? Une femme peut-être … Selon l’auteur, l’intrigue devrait se dérouler 18 ans plus tard et « nous balader de Paris à Londres... entre autres. »
« Les Contes de la pieuvre » ont vu le jour en 2017 avec la publication aux éditions Delcourt de « La Malédiction de Gustave Babel », un imposant pavé de près de deux cents pages, qui mettait en scène un étonnant tueur à gages polyglotte au service d’une mafia dans un Paris un peu fantasmé, puis « Un Destin de trouveur » en 2019 qui montrait comment « la Pieuvre », cette mafia parisienne, recherchait et utilisait des « talents » particuliers quitte à les faire chanter pour les plier à son bon vouloir.
Gess publie en ce mois d’avril le 3eme opus de ses « Contes » impatiemment attendu. Il nous surprend à nouveau en parvenant à se renouveler. Après un récit onirique et mélancolique placé sous l’égide de Baudelaire et du « Spleen de Paris », puis une énigme policière sous le signe de « L’Emile » et « du Contrat social » de Rousseau, voilà qu’il nous livre un passionnant récit feuilletonnesque à la croisée des « Mystères de Paris » d’Eugène Sue et du fantastique sur lequel planent l’ombre d’Hugo et de Balzac…
UN UNIVERS MAGNIFIQUEMENT CONTE
Il ne s’agit pas vraiment d’une série puisque les livres peuvent se lire indépendamment les uns des autres et que les volumes ne sont pas publiés dans l’ordre chronologique. D’ailleurs ce troisième tome est finalement le plus reculé dans le temps : après un prologue situé en 1842, il prend place en 1879. Il a pour héros un personnage que l’on a déjà croisé brièvement précédemment : Célestin, le discret serveur à l’Auberge de la Pieuvre le QG des têtes pensantes de cette mafia : L’Œil, l’Oreille, le Nez et la Bouche. On y revoit aussi d’autres personnages des précédents volumes tels l’Hypnotiseur, Pluton, Mama Brûleur ou Danjou avant qu’il ne devienne inspecteur. On a ainsi un peu le même fonctionnement que dans « la Comédie Humaine » ou « La Recherche » mais avec un attention toute spéciale accordée aux gens modestes.
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Le protagoniste est en effet moins flamboyant que ceux des volumes précédents. Il se rapproche même de l’antihéros car il souhaiterait avant tout vivre une vie simple sans se faire remarquer. Mais comme Babel et Trouveur, il possède un talent rare : c’est un « discerneur ». Il voit au-delà des apparences ce que chacun est véritablement. Célestin cache son secret pour ne pas avoir à contribuer par son « talent » aux méfaits de la Pieuvre. Mais, lorsqu’il décide d’aider Daumale, un gamin de la bande des Asticots recherché par cette organisation tentaculaire et quand il est mis également en contact avec « la Chose » une entité mystérieuse qui menace le nouveau-né de l’Œil, il va être forcé de se révéler …
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« Célestin et le cœur de Vendrezanne » est bien un « roman » : par son format et son dos toilé qui l’apparentent aux luxueux romans reliés d’autrefois, par ses fonds de page à l’apparence vieillie et tachée pour mimer l’usure du temps (d’anciens buvards d’imprimeur scannés par l’auteur), par sa pagination généreuse également, et surtout par son jeu d’intrigues multiples et son côté feuilletonnesque et choral.
UN DESSIN EXPRESSIONNISTE ET DETAILLE
Mais on ne saurait ignorer le côté « graphique » de ce dernier.
Le dessin très expressionniste colle parfaitement au propos. Souvent les personnages ont des gueules incroyables et ceci est même démultiplié grâce au don de Célestin qui donne une représentation littéralement saisissante de la faune qui hante l’auberge et qui apparait menaçante sous ses traits animaux. Le passage de la réalité aux visions de Célestin est marqué par un code couleur particulier et un jeu sur le contour des vignettes : quand nous sommes en « caméra subjective », le rose orangé prédomine avec des cases arrondies, quand il se remémore son enfance dans des flash-backs, c’est le rose tyrien ; les scènes réalistes sont, elles, réalisées dans des couleurs sépia comme celles des vieux daguerréotypes. Les angles de vue sont originaux comme ces plongées sur la salle principale de l’auberge de la Pieuvre. On a aussi une impression de grouillement grâce au format réduit du livre et à la multiplication des cases. Ainsi se crée un sentiment de saturation et d’oppression qui donne bien à voir le dynamisme de ce Paris d’avant Haussmann et également son caractère dangereux proche de la cour des Miracles.
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Gess a souvent raconté que l’idée des « Contes » lui était venue lorsqu’il effectuait des recherches pour « la Brigade chimérique » et qu’il était tombé par hasard sur les clichés d’Eugène Atget et de Charles Marville qui immortalisaient le Paris d’avant la transformation, celui des venelles sales de la fin du XIXe et des petits métiers. Ce Paris acquiert encore davantage d’importance dans ce tome comme l’indiquent les « didascalies » placées en tête de chapitre qui font mention des lieux traversés. On passe ainsi du Ve arrondissement rue Montagne Ste Geneviève où se trouve l’hôtel particulier de l’Œil, aux égouts du XVIIIe arrondissement puis à l’auberge située dans le XVIIe ou encore au passage Vendrezanne dans le XIIIe ou à la passerelle de l’Estacade de l’ile St Louis. A chaque fois le décor est minutieusement travaillé et recréé nous transportant au XIXe. L’histoire se développe donc sur un terreau réaliste, documenté avec un arrière-plan social fouillé et Gess nous gratifie de quelques pleines pages présentant la capitale sous la brume ou la neige, son architecture et ses bâtiments célèbres. Il nous propose un Paris aussi authentique que celui de Tardi dans « Le cri du peuple » ou « Adèle blanc-sec » (et il fait d’ailleurs deux savoureux clins d’œil à son collègue dans ce volume). Il ne s’agit nullement de décors de cartes postales jouant sur le pittoresque. Il met ainsi en scène le terrible hiver de 1879 qui confère à la fois intrigue et atmosphère au récit en forçant les Asticots à se réfugier dans les catacombes et à y découvrir l’un des secrets de la Pieuvre et dote les pages d’un arrière-plan de neige qui souligne la détresse des indigents.
UN FANTASTIQUE FEMINISTE
Pourtant, ce volume présente une tonalité fantastique jusqu’ici inédite dans « les Contes de la Pieuvre ». Gess a décidé de rendre hommage à des cinéastes qu’il apprécie : Sacha Guitry, Alfred Hitchcock et Tim Burton en donnant leurs traits aux personnages du quatuor des dirigeants. Et si Guitry semble avoir inspiré le premier tome et Hitchcock le deuxième dans leurs intrigues et leur style on pourrait dire que le troisième est placé sous le patronage de Tim Burton. Le bédéaste s’inspire également du « Rue des Maléfices » de Yonnet qui effectue comme une cartographie des légendes attachées aux lieux de la rive gauche.
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Avec l’explication progressive du prologue et du mystère du passage Vendrezanne, qui constitue l’intrigue majeure de ce récit, Gess interroge de manière fantastique sur la place de la femme dans la société. Les revendications de la « Chose » ne sont finalement pas si éloignées de celle de Mama Brûleur et reprennent celles des Communardes qui avaient été rapidement évincées. Ainsi, même si « Célestin et le cœur de Vendrezanne » a tout du roman populaire, il est aussi une œuvre engagée contre une société phallocrate et patriarcale. Au plaisir de l’aventure se joint donc celui de la réflexion…
Dans « Les Contes de la pieuvre », Gess s’intéresse aux « talents » ; or, il pourrait lui-même faire partie de cette « Brigade chimérique » ! En effet, il possède le talent de construire un univers totalement original, fait preuve d’une imagination débordante et réussit l’exploit de nous surprendre à chaque tome tant dans la narration extrêmement maîtrisée que dans le graphisme. Ses ouvrages sont empreints d’une grande érudition et de poésie ; ils empruntent au réalisme social, au fantastique, au thriller aussi et sont également dotés d’une bonne dose d’humour. Un éblouissement du début à la fin qui porte le roman graphique au sommet ! A chaque nouvelle sortie, on a envie de relire les histoires précédentes à la lumière du volume inédit qui procure un éclairage et une profondeur supplémentaires à cet univers. L’auteur a confié qu’il avait encore au moins cinq histoires à proposer. Vivement le prochain qui devrait mettre en scène Claire, la chapardeuse, fille de Trouveur dans les villes de Paris et de Londres du début du XXe siècle !
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