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Emmanuel Delhomme est un libraire en colère. Patron de la librairie «Livre Sterling», à deux pas lu rond-point des Champs-Élysées, il vide son sac, en proie aux difficultés financières qui s'emparent des commerçants indépendants en général - et pas seulement dans le domaine du livre -, face à une culture en pleine mutation qui le plonge, dirait-on, en plein désarroi.
Contemporain d'Emmanuel Delhomme, mais au parcours différent, dans un autre pays - la Suisse romande, au sein des librairies Payot - je peux mesurer ce qui nous sépare, mais aussi ce qui nous rapproche, à commencer par cet amour sans réserve de l'écrit, parfois d'un titre particulier - «on s'attache à un livre, et il fait partie intégrante de votre vie» -, instants inoubliables d'émerveillement et de reconnaissance partagés avec les clients et les proches qui font confiance à nos choix et à leur tour, en font l'éloge auprès d'autres personnes. Un vrai plaisir, pour l'auteur qui ne roule pas toujours sur l'or, lui non plus, avec ce sentiment réconfortant que notre métier n'est pas inutile. Les rencontres exceptionnelles font aussi partie de ce paysage inoubliable : Isabelle Adjani pour lui, Anouk Aimée ou Dirk Bogarde pour moi, autrefois, à Londres...
Cela n'occulte pas pour autant certaines interrogations. Il est vrai que le temps manque au livre - pour les hommes surtout : allez savoir pourquoi ? - et que les femmes représentent le 80% des lecteurs actuels, une réalité incontournable qui se vérifie sur les réseaux sociaux tels Facebook où l'élan culturel, la passion de partager des choix de textes, de critiques ou de citations, connaît une fréquentation dans les mêmes proportions. Il est vrai aussi que si l'édition nous réserve autant d'heureuses surprises, les mauvaises sont en constante augmentation et tendent - si nous n'y prenons garde - à noyer les titres qui nous tiennent à coeur.
En revanche, je ne souscris pas du tout à cette mort annoncée du livre, qui depuis plus de vingt ans alimente les conversations de salons. Souvenez-vous de la période où explosa la bande dessinée, puis l'apparition des jeux vidéo qui n'inspiraient pas moins de craintes hier que les multiples chaînes de télévision ou les heures passées sur Internet aujourd'hui. Enfin, les jeunes lisent bien davantage que dans les années 70. Le livre a donc, quoiqu'on en dise, des lendemains riches de promesses...
David Servan-Schreiber, dans son émouvant On peut se dire au revoir plusieurs fois, parle des métiers ou services proposés qui «contribuent au bien-être des gens, comme une pierre apportée au bonheur d'autrui.» Le milieu un peu marginal de la librairie, correspond pour une bonne part à cette image, pour autant que l'on respecte son interlocuteur, qu'il désire s'instruire, se distraire, se faire peur, trouver remède à ses problèmes personnels ou se laisser surprendre. Or, dans Un libraire en colère, que de mépris et d'amertume, somme toute : «Indécrottables, les hommes ne veulent plus de livres. Dans leur habitacle robotisé, ils vont décider de l'avenir du monde...» Avec pour point d'orgue ce commentaire d'Emmanuel Delhomme sur le livre de Charles Dantzig Pourquoi Lire : «Pour être moins con.»
Et si le «con», d'une certaine manière, c'était lui ? Les grandes surfaces ont vu le jour, en partie grâce à cette «école de librairie», imbue de son savoir et percluse de jugements sur la société. Emmanuel Delhomme avec ses airs d'outre-tombe semble convaincu que la désertification de sa librairie est due à la désaffection du livre. Il se trompe sans doute. «Qu'est-ce qu'une librairie pour eux aujourd'hui ? Un endroit austère, sinistre, il n'y a pas d'écran sur les murs, ça ne hurle pas dans les oreilles, et il faut pour comprendre l'objet l'ouvrir...»
Les clients vont ailleurs, tout simplement, et pas seulement pour sacrifier aux modes ou tendances ! Dans la jeune génération des libraires indépendants - et des autres - Dieu merci, l'approche du métier est devenue moins sacrée peut-être, mais plus humble, moins pleurnicharde, plus imaginative et conviviale. La librairie est devenue un espace où il fait bon vivre... Les temps restent durs, mais à des degrés divers, ne l'ont-ils pas toujours été ?
«Voilà bientôt trente ans que je suis sur la terre, et j'en ai passé dix à chercher un libraire. Pas un être vivant n'a lu mes manuscrits.» Alfred de Musset
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