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« Nous mourons aussi au sein de nos propres pensées. Et c'est peut-être la mort la plus triste de toutes. Nous sommes tellement habitués à raconter l'histoire de notre vie ainsi que celle de notre tribu comme une tragédie et la perte progressive et irrémédiable de notre statut – jadis nous étions un grand peuple, jadis nous gouvernions tout, et aujourd'hui nous ne gouvernons rien, aujourd'hui nous ne sommes que des fantômes qui hantent l'esprit américain – que nous nous privons de l'existence même à laquelle nous aspirons. Je n'arrive pas à me débarrasser de l'idée que la manière dont nous racontons notre réalité façonne cette même réalité. Et je crains que, si nous racontions l'histoire de notre passé comme une tragédie, nous ne nous condamnions à un avenir tragique. »
Ce « nous », c'est celui de l'écrivain David Treuer et des près de trois millions de citoyens américains issus de 500 tribus amérindiennes dont il se fait ici le porte-voix. L'auteur, né d'un père juif autrichien et d'une mère ojibwée, a grandi dans la réserve de Leech Lake, Minnesota. Dès le prologue, il affiche clairement sa volonté de construire un contre-récit de l'histoire indienne telle qu'elle a été racontée jusqu'alors. Il refuse de la considérer comme un unique legs de souffrance et de perte. Il veut briser la rengaine des tragédies. Il entend détruire la légende mortifère pour une nouvelle histoire mettant en lumière la vitalité et la résilience autochtone.
Le titre étendard s'affiche frontalement opposé au best-seller de Dee Brown, Enterre mon coeur à Wounded Knee, paru en 1970, qui présentait le massacre de près de 300 Sioux Lakotas - dont beaucoup de femmes et d'enfants – en 1890 à Wounded Knee ( Dakota ) comme la fin de la culture et de la civilisation indiennes. Pour David Treuer, Wounded Knee est avant tout un épisode cruel et douloureux d'où a émergé une autre culture amérindienne, l'actuelle.
Cet essai ne découle pas d'un récit historique conventionnel. Il y a bien des dates et des événements – certains attendus, d'autres méconnus - , il y a bien des chapitres chronologiques ( du premier « Récit de l'apocalypse – 10.000 av.J.-C. à 1890 » au septième « Indiens numériques – 1990 à 2018 » ) et on ne peut qu'être impressionné par l'érudition de l'auteur à retracer la complexité des relations entre Amérindiens et Etat fédéral / gouvernements locaux. C'est parfois ardu et peut donner à certain moment un côté inventaire un peu lourd, mais c'est toujours très intéressant.
Là où l'auteur brille réellement et surprend, c'est lorsqu'il s'écarte de cette histoire officielle pour tracer la route, rencontrer des proches ou d'autres membres de tribu dans tous les Etats-Unis. Je retiendrai tout particulièrement le témoignage de son cousin Sam Cleveland, combattant en cage du MMA ( quasi une nouvelle à part entière avec sa dramaturgie poignante ) ou celui du chef cuisinier sioux Sean Sherman, autant de portraits percutants finement dessinés qui servent parfaitement la thèse de l'auteur.
Car oui, lorsqu'on referme ce livre, même si les souffrances font partie de son histoire, que la misère frappe encore dans les réserves, on se dit que la civilisation amérindienne n'est pas morte, qu'elle est vive et constellée. Que l'indianité s'est transmise par la parenté, la géographie, la langue, la religion et les coutumes pour mieux réparer ce qui a été cassé à partir du XIXème siècle. En fait, le fil conducteur qui traverse tous les chapitres est la quête d'identité : comment être aujourd'hui à la fois indien et américain ? comment s'engager dans l'avenir sans laisser le passé derrière soi ?
A ces questions existentielles fondamentales, David Treuer répond de façon nette en tant que narrateur réfléchi, stimulant et un brin provocateur. Il voit dans l'Indien une force élémentaire et dynamique du pays. le passage sur la florissante réserve de Tulalip ( Washington ) est à ce titre superbe, l'auteur voyant dans la gestion tribale de la manne liée aux casinos un modèle qui pourrait être l'Amérique si le pays était à l'écoute : à savoir, un territoire autosuffisant, entrepreneurial, version riche du rêve américain où un conglomérat de tribus s'est fait nation et pourvoit aux besoins des plus vulnérables de ses membres ( jeunes et personnes âgées, grâce à des services de qualité gratuits d'éducation, santé et retraite ) tout en permettant aux autres de se projeter dans l'avenir avec confiance.
"Ils sont nombreux ceux qui ont souffert ce jour-là. "
Dans une contrée retirée du Minnesota se côtoient Américains et Amérindiens. Nous sommes en 1942, Frankie Washburn débarque chez ses parents avec quelques amis avant de rejoindre son contingent dans l'armée de l'air.
"L'armée de l'air représentait en définitive la liberté. Il se sentait libéré de l'absurdité, libéré de sa nécessité de simuler, libéré d'une certaine forme d'humour, libéré des rapports sociaux, libéré des sentiments. "
Chez ses parents, il retrouvera Félix un vieil indien qui s'occupe de la propriété de ses parents et dont il est très proche, mais aussi Billy un jeune métis qui a grandit à ses cotés et duquel il est amoureux ...
"Assis à l'écart, il pensa à Billy. Il désirait embrasser Billy parce que ... eh bien parce que c'était comme ça."
À peine arrivé, un drame se produit qui changera à jamais le destin de chacun à l'image de l'hostilité qui dévaste le monde.
David Treuer, véritable conteur, nous livre cette fois un roman hybride d'une construction admirable où s'entremêlent mystère, amour et tragédie.
Malgré la puissance de l'écriture et l'émotion qui se dégage à travers ces pages, mon avis reste partagé, ce roman m'a plu mais pas autant que je l'espérais, un gout d'inachevé perdure, trop de survol et pas assez d'aboutissement sur certains sujets traités, ou sur certains personnages.
Un bon moment de lecture mais pas le coup de cœur attendu.
David Treuer est né de père autrichien et de mère indienne de la réserve ojibwé. Il est l'auteur de trois autres romans: Little, Comme un frère, Le manuscrit du docteur Appelle et d'un récit: Indian Roads, tous publiés chez Albin Michel.
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