"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
C'est à Halimunda, petite ville imaginaire sur la côte sud de Java, que se situe l'époustouflant premier roman d'Eka Kurniawan, dont la critique internationale a beaucoup souligné la filiation avec l'oeuvre de Gabriel García Márquez : plongée épique dans l'histoire de l'Indonésie pendant la deuxième moitié du xx e siècle, il retrace le turbulent destin de trois générations de femmes et s'inscrit clairement dans une tradition de réalisme magique.
Le livre s'ouvre au moment où Dewi Ayu, qui fut la prostituée la plus célèbre de la ville, sort de sa tombe vingt et un ans après sa mort. Couverte de son linceul, sa très longue chevelure flottant au vent, elle traverse Halimunda pour rentrer chez elle. Dans la véranda est assise une jeune fille d'une insoutenable laideur.
Dewi Ayu comprend que son voeu a été exaucé :
épouvantée par la succession de catastrophes que la beauté de ses trois filles aînées, aussi séduisantes que leur mère, avait valu à la ville, elle avait tout mis en oeuvre pour que la quatrième fût laide. La repoussante jeune femme - la description de son physique laisse à l'écrivain l'occasion de déployer toute sa veine comique - reçoit pourtant la nuit les visites d'un mystérieux prince charmant.
L'identité du visiteur nocturne - et la raison pour laquelle Dewi Ayu est revenue parmi les vivants - finira par être révélée, à la faveur d'un long retour sur le passé rocambolesque de la courtisane et de sa descendance : indonésienne par sa mère et hollandaise par son père - fils d'un riche propriétaire terrien -, Dewi Ayu se retrouve orpheline à seize ans, au début de la deuxième guerre mondiale. Seule maîtresse du domaine, elle se met en tête d'épouser un homme naguère lié par un serment d'amour éternel à sa défunte grand-mère. Plutôt que de consommer cette union, l'époux malgré lui préfère se jeter du haut d'une colline - il ne disparaît pas pour autant du roman.
En 1942, à l'arrivée des Japonais, les civils européens sont parqués dans un camp, et les plus belles adolescentes expédiées dans un bordel pour gradés. Au moment où les Anglais libèrent la ville, Dewi Ayu - qui a enduré ces épreuves la tête haute - choisit de ne pas quitter l'Indonésie. Elle restera prostituée, ne se remariera jamais, et ses quatre filles naîtront de pères différents.
Les années passent. À trente-cinq ans, elle accorde l'exclusivité de ses faveurs au nouveau chef de la pègre locale, l'invincible Mamane Gendeng.
L'harmonie de la ville est perturbée quand un ancien partisan réclame à la fois Dewi Ayu et la main de sa fille aînée... En matière d'intrigues et de rebondissements, la destinée de ses séductrices de filles n'aura rien à envier à celle de leur mère.
L'aînée deviendra la femme du partisan, nommé haut responsable militaire après l'indépendance ; la cadette se mariera avec l'amoureux transi de sa soeur, chef charismatique du parti communiste local - qui survivra aux massacres de communistes de 1965 ; sa mère arrangera le mariage de la troisième, douze ans à peine, avec Mamane Gendeng le truand.
Le destin ne cessera de s'acharner sur les trois filles à la beauté maudite, et sur leurs enfants. Au point que Dewi Ayu devra se lever de sa tombe pour y mettre bon ordre : Kurniawan n'hésite pas à convoquer les morts et les fantômes pour régler le compte des vivants. Et si, dans ce roman kaléidoscopique, il fait défiler comme au théâtre d'ombres ses multiples personnages en proie à leur destin individuel et collectif, jamais il ne lâche le fil de son intrigue.
Dans une narration nourrie d'oralité et de légendes, il conduit au pas de charge son lecteur fasciné vers un dénouement digne des plus grandes tragédies.
J’ai découvert Eka Kurniawan, jeune romancier indonésien lorsque Sabine Wespieser avait publié L’Homme-tigre, publication qui avait eu lieu lors de la rentrée littéraire été-automne 2015. Je l’avais lu de mon côté en 2016, si je me réfère à une chronique courte publiée à l’époque sur Babelio. J’avais trouvé ce roman intéressant par sa structure narrative mais j’avais émis quelques réserves. Je n’avais pas réussi à m’attacher au destin des personnages et j’avais trouvé trop de répétitions dans les événements qui nous étaient racontés plusieurs fois. Ce roman avait été traduit par Étienne Naveau, enseignant-chercheur à l’Inalco, spécialiste de la langue indonésienne et de la culture, de l’Histoire de cet archipel. Ce livre fut publié grâce au soutien du CNL. Il faisait moins de 300 pages.
Avec Les belles de Halimunda, publié lors de la rentrée littéraire été-automne 2017, Sabine Wespieser mettait en lumière le premier roman de l’écrivain qui est admirateur en particulier du grand auteur indonésien Praomedya Ananta Toer dont le Buru Quartet traduit depuis l’indonésien a été publié intégralement en 2017 et 2018 par les éditions Zulma qui le rééditent d’ailleurs progressivement en poche. Ce premier roman de Kurniawan est d’une grande densité narrative et c’est surtout un pavé de plus de 600 pages. Il a été également traduit par Étienne Naveau et publié grâce au CNL et au concours de LitRl qui est un programme du Centre national du livre et du ministère de l’Éducation et de la Culture de la République d’Indonésie. Je rappelle que pour ses écrits et ses opinions, Praomedya Ananta Toer fut enfermé longtemps au bagne de Buru, lieu que l’on retrouve dans Les belles de Halimunda à un moment donné. Dans ce livre, nous retrouvons des thématiques qui tiennent à cœur visiblement à Eka Kurniawan. Ces dernières sont la vengeance, la condition féminine, les relations familiales troublées, la violence ainsi qu’une part de « réalisme magique ». Ses romans se passent au XXe-XXIe siècles ou comme ici traversent une grande partie de l’Histoire de l’archipel indonésien tout en y mêlant des légendes.
J’ai été totalement envouté par cette histoire terrifiante d’une génération de femmes maudites en amour notamment, de femmes qui doivent lutter pour survivre, en commençant par Dewi Ayu, la prostituée la plus célèbre de la ville qui sort de sa tombe au début du roman. La construction narrative de ce roman est extrêmement brillante, ce n’est pas linéaire et il faut bien sûr s’accrocher pour nouer tous les fils narratifs. Nous passons souvent à l’histoire d’une des filles de Dewi Ayu au nombre de quatre à l’autre ainsi qu’à l’histoire par la suite de leur descendance. J’ai adoré découvrir la dure réalité de la colonisation néerlandaise puis de l’occupation japonaise et par la suite la chasse qui fut faite contre les communistes. Ce roman ne nous épargne rien en matière de violence : viols, massacres en particulier. Les animaux ne sont pas en reste parmi les victimes et cela m’a fait beaucoup de peine. C’est un magnifique roman sur la force qu’ont des femmes pour survivre dans des moments très troublés de leur vie ou pour résister aux hommes. C’est aussi un roman très sensuel, avec des scènes extrêmement torrides, remarquablement écrites. Les personnages de ce livre sont beaucoup plus attachants que ceux de L’Homme-tigre, même ceux qui sont plus violents, c’est-à-dire les époux de deux des filles, en particulier Mamane Gendeng et le fascinant Shodancho. Kliwon est un personnage pour lequel on entre en empathie. Les enfants ensuite de ces couples vivent également des choses terrifiantes, sont très perturbés, c’est le moins que l’on puisse dire. Ce livre n’est sans doute pas à mettre entre toutes les mains mais ceux qui aiment l’Histoire, les sagas familiales – un arbre généalogique en début de livre et qui est bien utile nous est proposé – ainsi que le « réalisme magique » cher à Garcia Marquez dont j’ai tenté de lire Cien años de soledad en langue espagnole directement, idée vite abandonnée vu la difficulté ne pourront que trouver ce roman passionnant. Il faudra que je lise le roman de « Gabo » en français.
En avril 2019, Sabine Wespieser éditera un troisième roman d’Eka Kurniawan et je le lirai bien évidemment. Le titre est déjà tout un programme : La vengeance se paie cash. Ce roman sera « très réaliste et ultra-contemporain ». Là encore, les femmes auront un rôle important. Il y aura d’ailleurs à nouveau un personnage de prostituée. Je me réjouis que Sabine Wespieser publie cet écrivain asiatique extrêmement talentueux. Je souhaite que le partenariat avec Folio en poche puisse se poursuivre pour donner accès au plus grand nombre de lecteurs à ce romancier.
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