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« Il faudra être vigilant » a averti le médecin. Alors, c’est avec la sensation de « bombes invisibles » les attendant « à chaque coin de rue, à chaque coin de pensée », ne sachant trop à quoi s’attendre sinon à n’avoir « plus droit à l’erreur », que le narrateur Thomas Noble emmène son épouse pour sa première autorisation de sortie depuis son hospitalisation en établissement psychiatrique. Plutôt que leur domicile bruxellois, où l’on devine que c’est là qu’eut lieu l’ultime crise, violente, probablement dépressive, qui fit exploser leur vie, l’homme a choisi de passer ces cinq jours de retrouvailles à Ostende, où doivent précisément se dérouler le Carnaval et le Bal du Rat Mort, une trêve symboliquement placée sous les auspices de la fraternité et de la bonté.
Mais, en fait d’exorciser leur malaise, le climat ambiant d’insouciance joyeuse de la ville balnéaire ne soulignera-t-il pas plus cruellement encore le tragique de leur situation ? Alors que l’un et l’autre s’évertuent tant bien que mal à se montrer naturels et enjoués dans leur rôle, l’angoisse les étreint et les paralyse, lui d’ailleurs plus encore qui devrait pourtant s’avérer le plus solide des deux. Il s’agit chez lui d’un sentiment diffus et d’autant plus pernicieux, mêlant à des bouffées de « frayeur subite et sans fondement » une sensation d’impuissance honteuse et coupable. Coupable des mauvaises nouvelles - la perte de son travail, la mort d’un ami, ses errances et trahisons amoureuses - que, dans sa fragilité à elle, il ne se sent pas de lui annoncer, mais que, dans sa maladresse à lui mentir, alors qu’à fleur de peau elle devine et pressent tout, il finit par lâcher un peu à tort et à travers. Coupable, peut-être, comme dans le cas de cet ami en réalité suicidé, de quelque responsabilité – que n’a-t-il dit, fait ou pas fait, manqué ou provoqué, qui ait pu contribuer au désespoir de deux de ses proches ? Coupable enfin de sa honte et de ses difficultés face à cette maladie, de sa peur alors que sa femme et sa vie lui échappent désormais, de son malaise en société quand il faut assumer le regard d’autrui.
En réalité, la maladie psychiatrique de son épouse a transformé la vie du narrateur en champ de mines. Tout est devenu imprévisiblement dangereux et explosif, et tandis que le monde poursuit sa course – « cette vie qui éclatait partout » –, lui se sent à ce point dépossédé qu’il pense à qui il était avant comme à un autre, « cet homme qui lui ressemblait ». Déstabilisé et incertain, voulant bien faire mais ne sachant s’y prendre, il en vient à paraître encore plus déséquilibré que sa moitié, pour sa part sagement résignée à son protocole médical et réussissant aussi dignement que bravement à faire face à toutes les embûches de ces cinq jours. Et finalement, c’est grâce à son calme à elle, alors qu’elle se montre souriante et aimante, pressée de parler à son fils envolé outre-Atlantique, rassurée de se sentir utile lorsqu’il lui arrive même de remonter le moral d’un couple d’amis, qu’en dépit des maladresses et des faux-fuyants, cette parenthèse de tous les doutes prend le virage de la tendresse. Ces deux-là s’aiment toujours, et si leur avenir reste pavé d’incertitudes et d’interrogations, au moins ce séjour les aura-t-il rassurés sur ce plan.
Avec un art consommé de la suggestion, Michel Lambert use de mille détails, comme l’état changeant du ciel du nord semblant refléter tout au long de la narration les émotions des personnages, l’ambiance carnavalesque évoquant jeux de masques et faux-semblants, le tableau de couverture mais aussi celui dont le narrateur ne parvient pas à décider s’il veut le garder ou le vendre, ce chapeau qui ne cesse de se perdre ou cette maison rose inaccessible depuis la plage, pour souligner sans les dire la souffrance des personnages, leurs fêlures et leurs ambiguïtés, leur sentiment de perte et d’impuissance, leurs doutes et leurs contradictions. Alors, plongé dans leur vie le seul temps de ce bref intermède, ne pouvant que conjecturer, et leur passé, et leur avenir, sur la base d’indices ouvrant toutes les questions, c’est un peu de leur égarement et de leur vacillement face à cette maladie aux contours impalpables dont le lecteur se sent à son tour envahi.
Un livre qui vous taraude longtemps, entre ambiguïtés de ses personnages, souffrance et désarroi face à la maladie mentale et, au final, persistance des sentiments chez ce couple naufragé. A l’image du tableau d’Edward Hopper figurant en couverture et ouvrant si largement le champ de ses interprétations possibles, de l’isolement, l’anxiété et la solitude, à l’introspection, la respiration et la sérénité, les pages de ce roman ne cesseront de vous suggérer mille lectures et perceptions différentes, aussi changeantes et nuancées que le ciel d’Ostende.
« Cinq jours de bonté », irradiant, magnétique, riche d’émotions, ce livre est un battement de cœur.
Le relationnel mise son atout. Cinq jours pour que tout change et que le flottement des aiguilles se meurent sur la pendule.
Livre d’amour inestimable, d’une maturité inouïe, patient, obstiné, d’un calme olympien. La porte s’ouvre subrepticement sur un récit socle, profondément humain. Faire dire aux mots ce qui ne se murmure jamais. Cinq jours cruciaux pour que la rédemption advienne. C’est dire l’alliage de ce livre et sa portée immense.
C’est un hymne sentimental. Un havre où deux êtres vont communier au retour. « Cinq jours de bonté » (mais que ce titre est beau!) et arrime la force des épreuves à vaincre. Renaître tel le Phénix.
Ce serait donc l’heure une de la marée-basse. Le commencement de la chance, la lumière noire et son contraire. La majuscule de ce récit , celle de la réalité. « L’homme qui me ressemblait avait été heureux à une certaine époque de sa vie, vraiment heureux… Ce qui était cassé était cassé. Il devait se faire une raison, d’autant qu’il était un piètre bricoleur. On ne lui avait pas appris. Il pleurait souvent ».
La traversée du miroir. Le double cornélien de Thomas, le narrateur. L’histoire efface ses secrets. Résurgence, l’heure tourne et les jours sont perfectibles.
Thomas et Raya vivent ensemble. Jusqu’au jour où Raya est hospitalisée en psychiatrie. Thomas se rend à la clinique. Puisqu’il est l’heure. Le Dr Bernier a autorisé Raya à franchir le dehors, l’avant. Cinq jours de confrontation pour réapprendre la gestuelle quotidienne.
Refouler l’antre, s’émouvoir d’une immobilité mensongère. La concorde sera pour demain. Dans ce temps présent, rassembler l’épars. Chercher les points sensibles et se risquer au contre-jour. Thomas est un homme tout aussi fragile. Tourmenté, en perte d’emploi et de sens, il est son propre anti-héros. Les non-dits comme des chapes de plomb sur sa conscience. Il doit mettre son masque. Le dilemme, le paradoxe, la sincérité comme le bas qui blesse. Les faux-semblants comme du lait qui déborde, devenu trop brûlant.
« Cinq jours de bonté », de tendresse, de fiançailles apeurées. Apprendre à se méfier à l’instar de Prosper Mérimée. Il a promis, l’attention, le soin, la prise de médicaments ponctuelle. Raya est-elle vraiment la plus malade ? Les psychologies vives, les sociologies d’un habitus mis à rude épreuve. Cinq jours pour changer la donne, cinq jours pour que la bulle éclate. Cinq jours d’initiation à la vie. Ils vont partir à Ostende. Un périple où le paysage sera pavlovien, le changement de décorum comme un outil. Bousculer le passé, les remords, les fausses pistes, les infidélités, et le manque du fils, si loin si loin.
« Chacun d’entre nous a besoin d’un témoin de sa vie, Franck, ce jour-là, jusque tard dans la nuit a été le témoin de la mienne ». L’exutoire crépusculaire, la parole salvatrice, le bréviaire du repentir. Ostende et son labyrinthe et les méandres des vies qui vont avouer. Ouvrir l’armoire des jours et jeter les habits mités. Bien au-delà de cet amour singulier, écorché vif, ce livre est vivifiant et la preuve des possibles. Tous, vont revenir vivants, (peut-être). L’obsession cardinale des infinies douleurs. Mais, ici, rayonne le pouvoir d’une trame annonciatrice. « J’étais le veilleur. Celui qui veillait, ou était censé veiller sur Raya ». Cinq jours pour lâcher prise avec l’adversité. « Cinq jours de bonté » de volupté, de grâce virginale.
Michel Lambert est doué, très. Auteur aux nombreux livres reconnus et souvent primés, ici, c’est une mise en abîme conjugale et ce serait comme une démonstration rimbaldienne des drames de l’amour. Ce livre excelle de magnanimité, d’approche et d’une formidable intuition de l’âme humaine. Prodigieux. Publié par les majeures Éditions l’Herbier & Le Beau Jardin . En lice pour le prix Hors Concours 2023 des éditions indépendantes.
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