"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
«Battling, Battling, nous n'irons plus à Mexico nous prendre à leurs promesses. Nous ne prêterons plus l'oreille aux conseils du ciel de cinq heures, ni aux voix du vent dans le préau. Nous n'agiterons plus sur les murs du parloir l'ombre emphatique de nos petites pélerines. Tu n'invectiveras plus jamais Victor Hugo dans la cour qui sent le tilleul, à l'heure où les chats irrités font le gros dos sur la pleine lune.»
"La maladie de l’adolescence est de ne pas savoir ce qu’on veut et de le vouloir cependant à tout prix." - Philippe Sollers, "Le défi"
"Il était à un âge cruel, plein d’idées fausses et d’orgueils déplacés, l’âge des pires souffrances, celles qu’on se nie à soi-même."
D’Alexandre Vialatte (1901-1971), le pince-sans-rire de quelque 900 chroniques savoureusement impertinentes et loufoques publiées dans le journal "La Montagne", on a retenu l’homme qui écrivit un jour à Gaston Gallimard pour le convaincre qu’il fallait traduire Kafka dont il allait devenir le premier traducteur français. Kafka, donc. Mais aussi Goethe, Nietzsche, Asch…
Alexandre Vialatte est, en outre, l’auteur d'une dizaine de romans, dont seuls trois ont paru de son vivant.
"Battling le ténébreux ou la Mue périlleuse", son 1er roman lauréat du Prix Blumenthal 1928, est un récit d’adolescence où pointent déjà son humour absurde et sa tendresse pour ces jeunes gens de province qu’il connait bien, lui qui naquit dans une petite commune de Haute-Vienne. Son écriture poétique, par la grâce de la magie des mots, laisse sourdre la mélancolie éprouvante du désespoir romantique.
"Battling le ténébreux ou la Mue périlleuse" est le roman des entre-deux.
Écrit en 1928, il est évidemment celui de l’entre-deux-guerres dans une petite localité terne, pas encore urbaine, plus vraiment rurale. Quelques garçons, pas encore adultes, plus vraiment enfants, usent l’ennui de leurs 17 ans. Ils sont arrivés à cette période un peu floue de leur vie, un entre-deux-âges où les rêves se cognent à la réalité et abiment leurs "âmes encombrantes", tourmentées par de vaines illusions.
Quel que soit le roman d'Alexandre Vialatte, on retrouve en fil rouge le passage à l'âge d'homme, période nostalgique et désabusée, où un sourire gai éclaire des yeux tristes.
"C’était un garçon qui aimait à se faire mal, peut-être parce qu’il avait tant souffert sans le savoir de la misère de son enfance qu’il avait trouvé une volupté dans la douleur."
Un trio de garçons - le narrateur anonyme, Fernand Larache dit Battling et Manuel Feracci - va l’espace de quelques pages connaître ses premières amours et, partant, les premières jalousies et rancoeurs. L’amitié entre ces trois-là est difficile à cerner et, si l’on ne sait pas au juste à quoi elle tient - peut-être à une même détestation des petits bourgeois infatués de province satisfaits de leur petite vie étriquée ? - on soupçonne assez vite qu’il suffirait d’un rien pour la faire voler en éclats.
Ce rien, qui aurait pu être Maria la serveuse de l'estaminet paternel, va prendre les traits d’Erna Schnorr, une artiste allemande venue chercher un anonymat de bon aloi dans la petite ville.
"Il vit […] la forme mince et ferme d’Erna Schnorr, ses yeux gris un peu bridés, ses lèvres pâles, ce masque curieux d’étrangère qu’il s’en voulait de désirer tout en le trouvant laid."
Si Battling, écorché vif comme on l’est à cet âge, cherche à se persuader qu'il n'aime personne, c’est pour mieux oublier qu'il ne s'aime pas lui-même, enfant privé de mère, puis de père et que M. Charles Sardaigne a recueilli. Le regard qu'il porte avec ses amis sur le monde des adultes est empreint d’une admiration méprisante.
"Orgueilleux et vils à la fois, c’est en les méprisant que nous les prenions pour modèles."
Quand on a l'âme pudique du fier et ombrageux Battling, il est impensable d'avouer être ferré par Erna au point de la guetter dans le jardin chaque jour :
"[…] toute expression du sentiment lui semblait une préciosité insupportable et de mauvais goût."
Aussi, quand il comprend que Manuel la voit en secret, il n’a d’autre choix que de serrer ses grandes mâchoires et lâcher avec une désinvolture de façade qui cache mal d'amères fissures :
" “C’est une belle poule bien balancée.” (Cela signifiait dans sa bouche : c’est une femme comme on n’en voit qu’en rêve, mais je crèverais plutôt que de l’avouer. Manuel aurait dit : “C’est une femme charmante.” et son expression polie n’en aurait pas moins recouvert une pensée brutale. Question d’âge. Manuel était plus vieux que nous.)"
"Brute paisible" encore sur le fil de l’adolescence, "homme à l’air sombre et mélancolique. [...] le ténébreux, [...] — l’inconsolé" tel le héros romantique nervalien, Battling est-il de taille à lutter contre un garçon plus âgé pour qui la vie ayant déjà éventé certains de ses mystères s'écoule sans heurts ? Se savoir supplanté le met au supplice. Il devient inutilement mauvais
" — Elle ? fit-il ; mais c’est une grue finie ! …
Oh ! Battling, qu’il faudrait te haïr pour ce mot ; misérable Battling qui adorais Erna Schnorr dans le secret de ton âme étrange… Il la reniait éperdument, avec une grossièreté acharnée ; son excuse était dans le mal qu’il se faisait à lui-même."
et ridiculement retors
"Je ne me charge pas de démêler exactement les nuances du sentiment qui poussait Battling à aller chercher Céline ce matin-là ; […] il devait y avoir surtout un désir d’humilier Erna Schnorr et de s’humilier soi-même en lui donnant pour rivale une femme aussi vulgaire."
À ces jeux malhabiles, presque puérils, on en viendrait à oublier qu’il est question d’une souffrance réelle, d’une faille intime qui s’ouvre, béante. L’art d’Alexandre Vialatte est de poser des indices çà et là comme autant de détonateurs dans l’espoir que le lecteur perspicace saura les repérer avant la déflagration finale. Puisque déflagration il y aura.
Avec Vialatte, nulle démonstration complaisante, seulement une langue belle, jamais pesante car économe de ses effets et riche de raccourcis qui valent tous les portraits en pied :
"Nos yeux graves démentaient notre mauvais sourire."
Sa poésie limpide serre le cœur :
"Elle ne se laissait revoir que rarement, mais nous nous obstinions tous les jours, avec la fidélité des prisonniers dans les chansons populaires, à fouiller l'horizon décevant auquel nous réclamions son image comme un signe précieux du destin, là-bas, du côté où, le matin, les brouillards de l'étang patrouillaient lentement, séparés en hautes colonnes, du côté où naissait l'arc-en-ciel quand il avait plu."
Son style est d’une simplicité gracieuse. Souvent, cela tient à un mot qui, au détour d’une phrase, crée la surprise là où on ne l’attendait pas, tels cet "horizon décevant" et ces "brouillards" qui "patrouillent lentement". Et puis comment résister au rythme suranné et languissant du point-virgule qui fait entendre la respiration calme de ces phrases amples alors que le drame se noue dans la tranquillité d'un jardin ?
"L'herbe brillait, toute fraîche de pluie, drue comme la force de nos jeunesses ; l'arc-en-ciel bâtissait un viaduc double, beau comme un démenti à l'expérience humaine ; ce miracle - un effet d'optique - nous autorisait à tout."
"Battling le ténébreux" est le roman déchirant de l’adieu à l’enfance pour la possibilité d'une vie prête à s’offrir à qui saura l'aimer "avec patience", comme le dit Erna Schnorr très justement.
Sauf qu'on n'est pas patient quand on a 17 ans.
Ce roman est le choix de Jérôme Chantreau pour la sélection anniversaire 5 ans des #68premieresfois que je remercie tant j'ai été heureuse de retrouver Vialatte, pour la langue magnifique bien sûr, mais aussi pour le regard tendre qu'il pose sur cette période périlleuse de la vie.
"C’est ainsi que s’étaient évadés, tour à tour, dans l’espace ou dans le temps, les personnages de cette histoire"
et je n'avais pas mesuré combien ils m'avaient manqué.
https://www.calliope-petrichor.fr/2020/06/15/battling-le-ténébreux-alexandre-vialatte-gallimard/
Le narrateur se souvient, ils sont seize ans dans ce lycée de province, sur ces pupitres où la génération précédente avait sculpté son nom avant de partir mourir à la guerre. Les garçons encore jeunes mais déjà hommes se voient pousser des ailes face aux jeunes femmes mystérieuses ou aguicheuses. Quelques rivalités éclatent, avouées ou contenues, à cet âge, on se croit devenu poète, mais on est aussi bagarreur et soucieux de plaire, l’amitié prend de curieux détours, entre rivalité et cohésion, confiance et jalousie.
Fernand Larache est Battling, un adolescent au tempérament fougueux et parfois mélancolique qui aime Victor Hugo. Au lycée, il va découvrir les émois des corps qui se réveillent, la rencontre avec Erna ou Céline, deux jeunes femmes fort différentes, mais aussi la confrontation avec les autres hommes, en particulier avec Manuel dont il se sent à la fois proche et distant.
Il se dégage de ces pages une grande mélancolie, comme une forme de tristesse latente dont Battling n’arrive pas à se débarrasser pour se donner envie de vivre. Une adolescence classique, si ce n’est qu’ici, elle se termine en tragédie grecque. L’écriture est belle, sombre, poétique parfois, expressive et nostalgique.
lire ma chronique complète sur le blog Domi C Lire https://domiclire.wordpress.com/2020/06/13/battling-le-tenebreux-alexandre-vialatte/
Jusqu’à ce petit-déjeuner d’heureuse mémoire pris en tête-à-tête avec son Abécédaire dans la salle à manger d’un hôtel de Clermont-Ferrand portant son nom, je ne connaissais rien d’Alexandre Vialatte. J’ignorais tout encore de son esprit facétieux, de son humour pince-sans rire , de son autodérision d’Auvergnat rond et rugueux comme un volcan, de son imagination joyeuse d’enfant éternel que je découvrais avec gourmandise entre deux tartines du miel de ses montagnes. C’est donc en me frottant les mains de la gaîté à venir que j’ouvrai « Battling le Ténébreux », premier roman de l’auteur, proposé pour cette sélection spéciale des 68 par Jérôme Chantreau, en fan inconditionnel et, comme lui, chroniqueur subtile et mélancolique de l’entre-deux-âges. Dans ce petit roman paru pour la première fois en 1928, Vialatte nous invite à remonter, par les sentiers rocailleux et parfois abruptes de la mémoire, jusqu’à cette année critique entre toutes pour les adolescents de ce siècle ou d’un autre, cette année si justement qualifiée de « la mue périlleuse » qui oscille et titube entre dix-sept et dix-huit ans, en faisant les gros bras et des ronds de fumée. On y emboîte le pas à l’auteur-narrateur et ses deux acolytes, Manuel et Fernand, dit Battling, lycéens s’adonnant avec une assiduité et un succès variables aux fondamentaux de leur âge : décrocher le bachot, décrocher la meilleure table au café, décrocher un rendez-vous avec la fille en vue. Mais tout compte triple dans ces corps et ces cœurs en voie d’extension, les amis, les amours, les emmerdes, et les douleurs qui couvent sous le vernis de la nonchalance sont souvent délétères, car, si l’on n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans, on est parfois très grave.
Bien sûr la langue est belle, riche en images et généreuse en sel, bien sûr le regard est insolent et vif et ne laisse jamais échapper l’occasion d’un bon mot, saisissant presque malgré lui les situations ou attitudes prêtant à rire, potache et dilettante comme une seconde nature. Mais l’on devine entre chaque ligne comme entre chaque souvenir aigu et si précis de ces mois décisifs, la faille intime et presqu’imperceptible qui s’ouvre pour toujours sous les pieds de ce funambule des mots . On comprend à quelle source sensible vient s’abreuver l’émotion qui rend l’esprit si clair, le rire si juste, le mot si percutant et pourquoi l’auteur des « Enfants de ma mère » a trouvé un si troublant écho à sa mémoire dans celle de ces adolescents d’un autre temps.
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