« Mais c’est cochon ! » : L’exclamation joyeuse et amusée d’un lecteur déficient visuel lourd, lorsqu’il découvre un livre qu’il peut enfin déchiffrer.
Quelle joie et quels éclats de rire partagés par les visiteurs de cette librairie tout à fait spéciale. Ce lecteur tout neuf est installé dans un fauteuil confortable de la librairie des Grands Caractères, sous une lampe spécialement conçue pour faciliter la lecture, dans un environnement chaleureux et élégant. Bienvenue au 6 rue Laplace : Cette rue typiquement parisienne et proche du Panthéon, abrite en effet la première librairie consacrée uniquement aux livres publiés en grands caractères.
L’idée follement raisonnable d’Agnès Binsztok et Mathieu Rondeau a accouché de ce lieu dédié à des lecteurs souvent bien peu pris en compte. Le handicap visuel concerne pourtant plus d’un million et demi de personnes en France, et seuls 6% des livres sont adaptés à la lecture pour les aveugles et malvoyants (source aveuglesdefrance.org). Selon l’OMS, le nombre de déficients visuels pourrait doubler d’ici 2050, et si la cécité et la malvoyance deviennent, avec la maladie d’Alzheimer, les fléaux du grand âge, elles n’épargnent pas les plus jeunes. Il y a en effet de nombreuses manières de se retrouver coupé du plaisir de la lecture : les maladies de la vision comme la DMLA ou la rétinopathie diabétique, mais aussi la dyslexie, des maladies génétiques, etc.
Tout un public relégué à l’achat par correspondance ou au prêt en bibliothèque, sans le conseil et le contact qui font oublier qu’on est d’abord un lecteur avant d’être handicapé, jusqu’à la création de la Librairie des Grands Caractères, à Paris.
Toutes les semaines du mercredi au samedi et de midi à 18h, les équipes d’A vue d’œil et Voir de près prennent leur casquette de libraires toute neuve pour accueillir des visiteurs curieux et heureux. En arrivant, on tombe sur les ouvrages d’Erik Orsenna ou Christophe Galfard, les tables accueillent la rentrée littéraire avec les meilleurs romans de fin 2020, Hervé Le Tellier et Djaïli Amadou Amal en bonne place, aux côtés de Carole Martinez et de Julia Kerninon. De quoi satisfaire un public féru de classique, de terroir, de polars, de romance, de découvertes françaises et étrangères, bref, de littérature au pluriel, à partir de 12 ans.
Agnès Binsztok est ici, sourire masqué, mais vrai sourire quand même, galvanisée par l’accueil si chaleureux, heureux tout court, que le public fait à sa librairie. Fatalement, on discute littérature, et les recommandations pleuvent, on ne peut s’empêcher de toucher ces livres, tous beaux et soigneusement publiés. Les livres édités en grands caractères répondent à un cahier des charges très précis que s’imposent Agnès et son équipe (voir interview). Ils sont à peu près 50% plus épais que leurs alter ego proposés en publication vernaculaire, mais à peine plus chers, d’un euro ou deux pas plus. Impossible de ressortir de ce lieu où l’on est si bien choyé sans un livre ou deux, notamment le Manuel de survie à l’usage des jeunes filles de Mick Kitson, et Betty, de Tiffany McDaniel, deux chouchous de notre éditrice passionnée. Une fois chez soi, on se dit que ces livres en grands caractères sont aussi bien agréables à ouvrir et à dévorer, qu’on soit déficient visuel ou pas.
Karine Papillaud
Entretien avec Agnès Binsztok, éditrice de livres pour malvoyants, cofondatrice de la première librairie de livres en gros caractères.
- Agnès Binsztok, vous êtes éditrice et cofondatrice de la Librairie des Grands Caractères qui vient d’ouvrir à deux pas du Panthéon à Paris. C’est la première vraie librairie qui s’adresse aux malvoyants et à tous ceux qui ont des difficultés d’accès à la lecture. Quelle a été votre démarche ?
Elle est simple : nous voulions que les malvoyants puissent accéder comme tout le monde au livre réel et à un choix le plus large possible. Les personnes qui lisent des livres à grands caractères ne peuvent acheter que par correspondance ou alors en empruntant en bibliothèque, avec un choix forcément réduit. En tant que lectrice, j’ai envie de lieux pour me promener de façon autonome, feuilleter, hésiter, me faire conseiller. Et si j’étais une lectrice malvoyante, outre ce plaisir de flâneur nécessaire, j’aimerais un lieu qui connaisse précisément mes besoins et sache répondre à mes désirs de lectrice.
- Comment êtes-vous entrée dans l’édition et plus particulièrement dans l’édition adressée aux malvoyants ?
Pour plusieurs raisons personnelles, je suis sensible aux situations de handicap. Je suis aussi une grande lectrice et j’ai du mal avec l’empêchement. Tout me porte à œuvrer pour que ceux qui ont du mal à lire puissent le faire de la meilleure façon, dans les meilleures conditions et avec tout le plaisir qu’apporte la lecture à ses amoureux.
Ainsi, quand les éditions A vue d’œil ont été vendues par leur créatrice il y a quatre ans, la nouvelle direction m’a engagée pour réorganiser l’offre éditoriale. On a créé Voir de près qui propose un catalogue plus audacieux, avec notamment une vraie proposition pour la jeunesse à partir de 12 ans. Aujourd’hui, les deux maisons publient ensemble environ 150 titres par an. Si le travail des éditions en grands caractères était plus connu, on pourrait élargir l’offre et oser davantage. C’est un défi qui me plaît.
- Quels sont vos publics ?
Quand je suis arrivée dans ce petit monde de l’édition en gros caractères, j’ai découvert qu’elle souffrait d’a priori : on pense que cette offre concerne touchait plutôt les personnes âgées, les personnes atteintes de DMLA. En réalité, il y a aussi beaucoup de jeunes, notamment touchés par les problèmes dits de « DYS », et un public disparate touché par bien d’autres pathologies, bref, que les déficiences visuelles touchent plus d’un million et demi de Français*.
L’édition en grands caractères était liée à certain type de littérature. Je trouvais que l’offre manquait cruellement de diversité.
- Il y a entre 65 et 70 000 livres publiés, toutes catégories confondues, chaque année (source Electre 2017). Comment opérez-vous vos choix ?
À ce jour, nous ne rééditons que 150 livres par an, alors on ne peut évidemment pas rééditer l’ensemble des publications. Notre offre est constituée essentiellement de romans et de récits, avec quelques biographies et documents. Après, dans cette catégorie d’ouvrages, notre choix est guidé par la qualité. Il n’y a pas une littérature pour malvoyants, les attentes des lecteurs malvoyants sont évidemment les mêmes que celles des lecteurs qui n’ont pas de problème de vue. Nous le savions déjà, mais depuis que la librairie est ouverte nous en avons la preuve chaque jour.
Les personnes qui ont un handicap quel qu’il soit, en ont marre qu’on décide à leur place de ce qui est bien pour eux. Nous avons par exemple réédité My Absolute Darling de Gabriel Tallent (Gallmeister) ou les Vernon Subutex de Virginie Despentes (Grasset), ce qui était impensable auparavant chez les éditeurs de livre en grands caractères. Depuis l’ouverture de la librairie, on expérimente chaque jour davantage l’importance de ce qu’est l’« inclusion » au sens profond du terme, à travers les retours formidables que les lecteurs nous font.
- Votre stratégie éditoriale n’est-elle pas similaire à celle du poche ?
Les achats de droits fonctionnent de la même façon. Mais, bien sûr, notre marché n’a pas la même surface de vente. Nos tirages ont des volumes d’environ 600 exemplaires par livre, qui sont jusqu’à présent surtout achetés par les collectivités locales. Les meilleures ventes nous orientent aussi, c’est vrai, car nous avons une économie à tenir, et nous ne sommes pas subventionnés.
Depuis 4 ans que je travaille pour ces éditions, je négocie bon nombre de droits avant même la sortie du livre, pour rester au plus près de l’actualité littéraire, et que les gens ne soient pas pénalisés par l’attente. C’est en effet la stratégie du poche aujourd’hui. J’achète souvent bien en amont les droits des textes qu’on publiera. C’est ainsi que L’Anomalie de Le Tellier (Gallimard) et Les Impatientes de Djaïli Amadou Amal (ed. Emmanuelle Collas) ont été achetés bien avant la rentrée et mis en place dès novembre chez nous. J’ai du flair… ou pas ! Si je me trompe sur le potentiel commercial d'un livre, ça reste un texte que j’ai aimé et que je suis fière de compter dans notre catalogue.
Avec la création de cette librairie, notre ambition est de faire en sorte que cette offre éditoriale soit plus connue, par ceux qui en ont besoin. Nous ne sommes pas à l’abri d’un cercle vertueux, qui amènerait un lectorat plus large et entraînerait l’accroissement de notre offre.
- Qui sont vos concurrents ?
Je dirais confrères plutôt que concurrents. Ils sont comme nous et suivent les mêmes filières, sans oublier les livres audio qui ne sont pas vraiment sur le même créneau. La lecture numérique est un autre secteur. Si le fait de continuer à lire est essentiel pour maintenir les fonctions cognitives, la lecture sur papier offre des vertus que n’ont pas les écrans. Des études disent que la lecture numérique n’a pas les mêmes vertus que le papier qui favorise davantage l’entretien ou la récupération des fonctions cognitives et de la mémoire. Beaucoup de gens ont envie de lire sur papier.
- Mais quelles sont les spécificités de ces livres qu’on trouve à la Librairie des Grands Caractères ?
Notre mission éditoriale est d’optimiser la lecture pour ceux qui n’accèdent pas ou plus aux formats de lecture classiques. Tout y concourt : la police de caractère, l’interlignage. Souvent, les polices qu’on a pu proposer dans ce domaine étaient agrandies mais pas suffisamment, et avec empattement, ce qui ne rend pas la lecture facile. Avec notre directeur artistique et de fabrication Mathieu Rondeau, on a vraiment travaillé sur la mise en page, avec des polices sobres, un certain contraste, un travail sur l’encrage du papier, en évitant le gras, le trop blanc qui fait mal aux yeux. La taille de l’interlignage aussi est très importante pour pouvoir « rattraper » la ligne du dessous. Nous avons fait de nombreux essais de mises en page, testés avec plus de 140 personnes malvoyantes, présentant des pathologies diverses donc des problématiques différentes. Ces tests ont été orchestrés par Sylvie Sanchez et son association Creative handicap. On a trouvé non pas la solution idéale et à la mesure de chaque pathologie, mais un moyen terme pour le plus grand nombre. Le gain en qualité de lecture est considérable.
On cherche perpétuellement à améliorer nos mises en page. Chez Voir de près on a testé la toute nouvelle police de caractère, Luciole, mise au point par le studio typographie.fr et le CTRDV (Centre Technique Régional pour la Déficience Visuelle). Le niveau de technicité mis en œuvre pour développer ces polices et les mises en page pour malvoyants est très poussé et c’est à ce prix qu’on peut améliorer les conditions de lecture. Huit jours après l’ouverture de notre librairie, nous avons constaté cette police améliorait si bien l’accessibilité des ouvrages que nous avons décidé de ne pas attendre plus longtemps pour l’utiliser chez A Vue d’oeil.
*Source OCIRP
Propos recueillis par Karine Papillaud
Belle et heureuse initiative que de proposer aux malvoyants des livres récents adaptés à leur handicap. Et bravo pour continuer à améliorer sans cesse le principe
Y a t-il la même proposition pour les enfants?
Il faudrait aussi que ces livres soient plus présents dans les médiathèques.
C est bien d en parler sa peu arriver a tout le monde et qu il a des personnes a l ecoute j aurais bien aimer lire des livres pour les mal voyanteou enregistrer ma voix dommage je n ai jamais reconter les bonnes personnes sa m aurais beaucoup car en plus j ai une bonne diction super d en parler
Bonjour, merci pour ce très intéressant article et cette belle idée. Un jour ou l'autre peut-être que moi aussi je serai concernée...
Bravo !
Superbe initiative! Bravo et marci au nom de toutes les personnes malvoyantes de notre entourage qui peuvent ainsi continuer leur passion, la lecture grâce à vous!
Merveilleuse initiative. Je souhaite à cette librairie le plein succès qu'elle mérite. Laisser la possibilité à la personne handicapée de rester en contact avec la culture (ou le sport) relève d'une vraie reconnaissance du handicap et surtout de la personne! Bravo.