Lancé en janvier 2015, le Club des Explorateurs permet chaque semaine à deux lecteurs de lire en avant-première un même titre que nous avons sélectionné pour eux et de confronter ainsi leur point de vue.
Cette semaine, Pierre a choisi Chantal pour partager sa lecture et son avis sur le livre Dans son propre rôle de Fanny Chiarello (L'Olivier).
L'avis de Pierre
Deux personnages féminins, deux solitudes. On les retrouve au début du roman enfermées dans un rôle de femme de chambre, l'une au service d'une riche famille anglaise, l'autre dans un grand hôtel de Brighton. Fenella et Jeannette ne se connaissent pas. Elles enchaînent des tâches répétitives et silencieuses à quelques kilomètres l'une de l'autre. La première est muette suite à un traumatisme durant la guerre, la deuxième est veuve et vit sans illusion. Mais ces deux femmes, que le déterminisme social d'après-guerre semble avoir enchaîné à leur condition, vont voir le peu d'espoir qui vit en elle, se trouver ravivée par le plus grand des hasards. Eprises toutes d'eux d'opéra, Jeannette va écrire une lettre d'admiration à la contralto Kathleen Ferrier qui arrivera par erreur dans le manoir où travaille Fenella. Cette dernière lira puis donnera réponse à ce courrier et, portée par une imagination un peu romanesque, provoquera une rencontre qui se révélera déterminante.
Roman autour de l'émancipation de deux femmes dans l'immédiate après-guerre, "Dans son propre rôle" démontre avec sensibilité que le destin tient à peu de chose. Les deux héroïnes, bien que rangées dans des cases que rien ne semblait pouvoir ouvrir, sauront, par instinct de survie autant que mues par la passion, saisir la singularité d'une rencontre pour donner une autre direction à leur vie. La force de cette histoire tient à ce champ du possible que tout être croise ou provoque une ou plusieurs fois dans sa vie. Encore faut-il avoir l'intuition, l'énergie de s'en saisir d'une façon ou d'une autre. Dans cette Angleterre de 1947, Jeannette et Fenella sont à l'image du dancing de la jetée de Brighton dans lequel elles se rencontrent, au dessus du vide, l'eau miroitant entre les interstices d'un plancher un peu usé. Si elles ne fuient pas, le bois usé de ce vénérable établissement pourrait céder et les engloutir à jamais dans une vie morne et austère. Mais, dans cette période de reconstruction et d'élan vers des lendemains qui chantent, la passion pour l'opéra comme cette force de croire à tous les possibles de l'une arrivera à ranimer la flamme pourtant éteinte de l'autre et toutes deux, sans s'en rendre vraiment compte, feront de cette semaine à Brighton le point de départ d'une nouvelle vie.
Si j'ai aimé cette description intense de la confrontation, j'ai par contre un tout petit moins apprécié la construction du livre. Quelques descriptions ou scènes un peu trop appuyées, quelques petites digressions ralentissent l'intrigue sans pour autant apporter un supplément d'âme à ses héroïnes. J'ai parfois ressenti comme une envie de l'auteure de ne rien laisser de côté des nombreux éléments d'une vie de domestique ou de l'actualité des récitals d'opéra de l'époque. Mais peut être n'ai-je pas été totalement sensible à cette écriture minutieuse autant dans le phrasé que dans sa volonté à être précise en tout (et peut être aussi une façon de donner à ce livre une tonalité proche de la voix de Kathleen Ferrier, belle et grave). Mais il restera de cette lecture un sentiment agréable de grâce qui est un discret hommage à cette littérature anglaise de la raideur et des sentiments.
L'avis de Chantal
L'Angleterre de 1947, la guerre est passée : le monde bouge. Fennella ne conçoit pas être faite pour se recroqueviller dans une case et y rester toute sa vie. Jeannette est écrasée par le destin,veuve, elle ronge sa colère et sa violence car elle avait tracé sa vie en se mariant.
"La solitude s'aménage, se peuple fut-ce d'illusions, tandis que le manque ne se comble pas". En une phrase, l'auteur dit tout. Fanny Chiarella nous comble par une écriture fine et délicate pour dresser ces deux portraits de femmes. Fennella, muette par accident, est domestique dans un grand domaine anglais, qui lui semble un monde déplacé et dépassé, à cette période de l'histoire. Jeannette, elle, travaille comme femme de ménage dans un grand hôtel de Brighton, station balnéaire très animée. Elles ne se connaissent pas, mais elles ont un point commun, l'opéra. Une lettre écrite par Jeannette à une diva de l'opéra va cheminer vers Fennella par le plus grand des hasards. Fennella va être hantée par le destin de Jeannette, au point qu'elle décide de prendre une semaine de vacances à Brighton. La rencontre, provoquée, va avoir des incidences sur leurs vies parallèles. Si l'une avance dans la vie en se disant que tout n'est pas écrit à la naissance, l'autre pense qu'elle est marquée à vie. Cette semaine est bouleversante pour ces deux femmes et la confrontation va provoquer des changements radicaux dans ces destinées.
Sans pathos, l'auteur enchaîne parfaitement les causes et les effets d'un monde en mouvement pour nous tisser une toile où le caractère fatal d'une vie; le destin individuel ne se dessine pas de façon inéluctable. Si Fennella est muette et ne communique qu'avec un carnet qui la suit partout, son univers n'est pas silencieux, car elle a gardé un rire sonore, et l'écriture qui couvre ses pages a la musicalité du clapotis des vagues. Dans la construction de ce roman, l'opéra est omniprésent par le lyrisme du drame de ces deux femmes. Ce roman, bien maîtrisé, en dit plus sur le déterminisme et la prédestination qu'une étude sociologique. Fennella et Jeannette vous accompagneront longtemps.
Merci à Chantal et Pierre pour ces chroniques passionnantes !
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