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Interview d'Emmanuel Razavi pour "Grands reporters : confessions au cœur des conflits"

Quand les grands reporters regardent le monde comme des écrivains

Interview d'Emmanuel Razavi pour "Grands reporters : confessions au cœur des conflits"

Il est grand reporter, spécialiste du Moyen-Orient, il a couvert les guerres les plus dévastatrices de ces vingt dernières années, mais pas seulement : Emmanuel Razavi est aussi un spécialiste du monde amérindien et le patron d’un media en ligne, Fildmedia, consacré aux enjeux internationaux et au grand reportage.

A l’heure où les violences envers les journalistes se banalisent dans le monde (Rapport de l’Unesco 2020), Emmanuel Razavi a décidé de porter sous les projecteurs une profession qui fut si enviée, si rêvée, et qui souffre aujourd’hui à la fois d’un contexte économique bouleversé, morose, mais aussi d’une image de marque injustement écornée.
Dans Grands reporters : confessions au cœur des conflits (ed. Bold), les rencontres sont inédites, les anecdotes intimes. A travers un grand et passionnant reportage parmi ses pairs, le livre offre au lecteur un fabuleux voyage dans la vie du monde, avec ces hommes et ces femmes qui sont les derniers aventuriers du siècle.

Emmanuel Razavi a accepté de répondre aux questions de lecteurs.com.

 

Entretien avec Emmanuel Razavi pour Grands reporters : au coeur des conflits

- Vous publiez un essai enquêté consacré aux grands reporters et au reportage. Quelle différence faites-vous entre grand reporter et journaliste ?

Quelle excellente question ! Un grand reporter est bien sûr un journaliste. Mais un journaliste un peu à part en ce sens qu’il ne répond à aucune autre hiérarchie que celle de son rédacteur en chef. Selon la définition institutionnelle, il est chargé de reportages sur des événements d'importance ou lointains. Il effectue des enquêtes de caractère personnel sur des sujets pouvant déborder du cadre de l’actualité immédiate ou qui peuvent s’y rattacher. Je préfère de loin la définition qu’en a donné un jour Pierre Darcourt, grand reporter de guerre et légende de notre profession, disparu il y a quelques années.

Voici ce qu’il disait : « Dans ce métier, vous dépenserez toujours plus d’argent que vous n’en gagnerez ! Partir à l’autre bout du monde, ça coûte cher et cela paie mal. Mais vous allez connaître la solidarité, la fraternité et la beauté de l’engagement. Vous allez connaître le frisson de sauter d’un hélicoptère, carnet de notes, appareil photo ou caméra entre les mains, sous les tirs ennemis. Cela n’a pas de prix. Vivre sa vie de la sorte, c’est cela qui fait des reporters de guerre des princes. Pas de sang, mais d’âme ».

 

- Toujours en préambule, pourquoi le grand reportage est-il si souvent assimilé au reportage de guerre dont Kamal Redouani, à qui vous consacrez des pages méritées, est l’un des spécialistes en France ?

Je crois que le cinéma, à travers des films tels Under fire ou La Déchirure, a contribué à donner cette image du grand reporter couvrant des guerres.  Bien avant ces films, la littérature a imposé le récit du grand reporter partant couvrir les guerres civiles d’Espagne ou d’Irlande, dans la première partie du XXème siècle. À ce titre, je crois que les livres d’Ernest Hemingway et de Joseph Kessel ont joué un rôle déterminant.

Si l’on se réfère à la photographie, on a tous en tête les clichés du débarquement sur les plages normandes prises par Robert Capa. Tout cela mis bout à bout a forgé un mythe. Il y a pourtant des grands reporters politiques, sportifs, économiques ou littéraires. Je leur rends hommage en introduction de ce livre, car je crois que nous faisons partie d’une même grande famille. Si je parle ainsi de Kamal Redouani, c’est que pour moi, il incarne à la fois le visage du reporter de guerre, en même temps que celui de l’intellectuel témoin de l’histoire. Kamal, Clarence Rodriguez, Renaud Bernard, Régis Le Sommier, la photographe Sarah Caron ou encore Jean-Pierre Perrin, couvrent aussi autre chose que des guerres. Mais ils incarnent actuellement, selon moi, le meilleur de notre profession. Quand ils mesurent l’importance d’un sujet, ils y vont à fond.

Je leur ai consacré ce livre parce que je les admire, sincèrement, et que je mesure les risques qu’ils ont pris pour les avoir parfois pris moi-même.

 

- Il y a une longue tradition du grand reportage, qui croise la littérature et le journalisme, telles les œuvres d’Albert Londres ou Joseph Kessel. Quelles sont selon vous les qualités primordiales des hérauts d’aujourd’hui ?  

Les qualités du grand reporter sont : l’empathie, la curiosité, la détermination, l’engagement et le sens qu’il donne à sa mission. Il est là pour donner la parole aux oubliés de l’histoire, à ceux que l’on n’entend pas, en même temps qu’il doit permettre au public de découvrir d’autres cultures, ainsi que les dessous de l’Histoire, celle qui se joue sous nos yeux sans que l’on en connaisse toujours les tenants et les aboutissants. Le reporter, c’est un témoin de l’histoire en marche, en même temps qu’un transmetteur.

 

- Le monde va plus vite, il est plus resserré, tout est géographiquement plus près et aucun territoire n’échappe vraiment à la connaissance occidentale. Le grand reportage n’est-il pas amputé de sa dimension d’aventure ?

C’est le temps des voyages qui s’est rétréci. Il suffit de séjourner dans le sud de l’Afghanistan, au contact des talibans, ou dans la jungle colombienne, pour se rendre compte que l’aventure et le danger sont toujours présents. Chaque année, des reporters payent d’ailleurs le prix du sang simplement parce qu’ils ont voulu témoigner d’une situation donnée.

 

- Contrairement à ce que le cliché peut induire, il y a beaucoup de femmes parmi les grands reporters. Est-ce un effet de la féminisation de la société ou le grand reportage a-t-il toujours été le fait des hommes et des femmes ?

Les femmes sont présentes depuis bien longtemps dans notre profession. Martha Gellhorn couvrait la guerre d’Espagne de 1936 ou la guerre sino-japonaise quelques années plus tard. Des femmes ont couvert la guerre du Vietnam. Aujourd’hui, vous avez des grands reporters telles Sarah Caron, Sara Saidi ou Clarence Rodriguez dont je parle dans le livre. Ce sont des journalistes, des aventurières et en même temps des intellectuelles que j’admire. Je ne crois pas qu’elles ont eu besoin d’être aidées par un quelconque effet de féminisation. De mon point de vue, elles sont devenues de très grandes journalistes simplement parce qu’elles sont courageuses, efficaces et talentueuses.

 

- Dans votre livre, Renaud Bernard, rédacteur en chef à France Télévisions cite une phrase de l’un de ses chefs de services : « on ne fait pas de l’info, on fait de l’animation d’antenne ». Comment cela se traduit-il selon vous et quelles sont les conséquences sur le terrain ?

Ce syndrome de « l’animation d’antenne » tue peu à peu notre profession. Mais cela contribue aussi à tuer toute forme d’esprit critique. Aujourd’hui, ce sont les chaînes infos en continu qui dictent le tempo de l’information. Elles diffusent beaucoup de débats où s’expriment des gens pas toujours légitimes, car cela coûte moins cher que d’envoyer des reporters à l’autre bout du monde. Ainsi des politiques nous parlent en boucle de médecine, et des médecins nous parlent de géopolitique. Des gens qui ne sont jamais allés en Afghanistan ou en Irak vous en parlent parfois au même titre que les vrais experts de terrain. Bien sûr, ces chaînes font aussi un job nécessaire. Mais certaines nous font confondre parfois information et discussion à bâtons rompus. Ce n’est pas la même chose.

 

- Plus globalement, que s’est-il passé pour que le marketing supplante l’information ?

Les financiers issus du monde des nouvelles technologies ou de la téléphonie sont arrivés avec leurs codes et leurs tableurs Excel depuis 20 ans. Ils ont voulu utiliser les médias à des fins de stratégie d’influence pour leurs seuls intérêts. Contrairement aux acteurs historiques du marché, ils ont ainsi davantage misé sur la communication et le marketing que sur le contenu. Leur objectif : faire du buzz en réduisant les coûts. À long terme, cela a eu un effet dévastateur de mon point de vue. Car aujourd’hui un certain nombre de personnes ne font pas la différence entre un animateur tel Cyril Hanouna et un journaliste formé à l’investigation.

Personnellement, je suis beaucoup plus sensible à ligne éditoriale d’un grand journal comme le Figaro, qui a su préserver la tradition du grand reportage et de l’enquête tout en proposant des débats de fond sur son Live. Je trouve que le Figaro en ligne, ou même le Figaro Magazine restent des références, parce que leur marketing n’a en rien entamé leurs valeurs éditoriales. Ils ont su allier les deux de façon intelligente et cohérente.

 

- On parle d’infobésité, d’information omniprésente et disponible, et pourtant les fake news et autres fantasmes ne cessent de croître, en particulier sur les réseaux sociaux. Vous dirigez Fildmedia.com, un magazine de grand reportage sur le net, comment tentez-vous d’y soigner ce mal contemporain ?

Fildmedia, dont je dirige la rédaction avec Peggy Porquet, est à l’instar des sites du Figaro ou de Newsweek, un magazine en ligne de grande qualité qui fait de l’information de terrain, tout en donnant la parole à des experts de hauts de niveau, qui connaissent les pays ou les sujets dont ils parlent. Nous restons fidèles à ce qu’est la mission du grand reporter, sans chercher le buzz. Nous prenons le temps de vérifier nos informations. Nous travaillons toujours à froid.

Nos enquêtes prennent parfois plusieurs mois avant d’être publiées. De fait aujourd’hui fildmedia.com est de plus en plus lu. Nous avons un large public féminin qui s’intéresse à l’actualité internationale, et qui vient chercher chez nous ce qu’il ne trouve pas ailleurs, à l’exception de quelques titres. Nous faisons notre job tel que nous l’avons appris, sans tenir compte des pressions et des modes. C’est-à-dire en allant vérifier les faits sur le terrain, que ce soit en Lybie ou en Afghanistan. On n’est pas là pour donner des leçons de morale ou relayer des rumeurs, mais pour informer.

 

- Le monde a changé, les habitudes et le rapport à l’info aussi. De nos jours, des grands reporters ne sont pas forcément des journalistes. Je pense à Cédric Gras, Prix Albert Londres 2020, qui est écrivain. Comment peut-on garantir la survie et la qualité de l’information et des grands reporters ?

A dire vrai, je crois que le livre est indispensable au grand reportage. Là où les médias donnent de moins en moins de place au grand reportage, des éditeurs s’y intéressent. Mais ce n’est pas nouveau, puisque Kessel ou Hemingway étaient à la fois grand reporters et écrivains. Prenez l’exemple de Patrice Franceschi, grand aventurier et écrivain. Je considère que nous faisons partie de la même famille, car nous prenons de la même manière des risques pour aller témoigner d’un conflit, puis pour le mettre en mots dans des articles ou des livres. Certains textes de Franceschi s’inscrivent ainsi dans la droite ligne de Kessel ou de Pierre Schoendoerffer.

 

- Certains journalistes s’affichent aujourd’hui dans les médias comme des militants. Pensez-vous comme Régis Le Sommier que vous interviewez, que cette appellation est en parfaite contradiction avec le métier ?

Je suis gêné par le mot militant quand on parle de journalisme. Un militant défend une cause. Un journaliste peut bien sûr être engagé, mais il doit garder un esprit critique, vérifier les faits et dire les choses telles qu’elles sont, que cela lui plaise ou non. Donc je suis en accord avec mon camarade Régis Le Sommier. Le militantisme me semble à l’inverse de l’éthique du journaliste.

 

- Comment expliquez-vous que certains, comme le photoreporter Alain Buu qui se retrouva dans l’enfer des geôles irakiennes en 2004, n’ait pas hésité une seconde à repartir sur le terrain ?

Alain Buu est un immense photographe de guerre, et à son contact, j’ai appris beaucoup. J’ai compris une chose depuis notre rencontre à Kaboul il y a 17 ans. C’est un romantique, un être curieux, qui a l’ADN du reporter et de la guerre en lui. Il veut comprendre ce qui amène les gens à se battre pour une cause ou une autre. Je crois que c’est parce qu’il vient d’une famille qui a connu la guerre au Vietnam, et que cela a joué un rôle déterminant dans sa construction lorsqu’il était enfant. Il l’explique d’ailleurs dans le livre.

 

- Vous-même, Emmanuel, vous êtes un grand reporter et vous avez couvert de nombreuses guerres et témoigné du monde. Avez-vous vraiment quitté le terrain et si oui, en éprouvez-vous de la nostalgie ?

J’ai arrêté de couvrir les théâtres de guerre, mais je continue à faire encore un peu de terrain. Ainsi je continue à réaliser des enquêtes et des reportages au long cours, tout en ayant créé une entreprise de presse avec le magazine que nous dirigeons Peggy Porquet moi. Je prépare actuellement un nouveau documentaire et un livre enquête sur le rôle des Indiens dans l’armée américaine. Le film est porté par une société de production et le livre par une maison d’édition avec lesquelles je travaille depuis des années.

Pour vous dire la vérité, je suis surtout nostalgique des valeurs portées par notre profession. J’ai connu dans cette profession une véritable fraternité, et des amitiés extraordinaires. Les grands reporters, c’est ma deuxième famille.

 

Propos recueillis par Karine Papillaud

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Commentaires (5)

  • Matatoune le 28/12/2021 à 07h23

    Toujours été intéressée par le journalisme et notamment le photojournalisme. Ici, le point de vue de l'écrivain reporter m'intéresse. Car moi aussi j'ai souvent l'impression que certains se comportent comme animateurs et non journalistes.
    Il faudrait apprendre à bien distinguer les genres. De plus, le récit au quotidien d'hommes et de femmes au cœur des conflits du monde me passionne. Alors, je postule pour ce concours !
    Bonne fin d'année à l'équipe et à la communauté

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  • Evlyne Léraut le 16/11/2021 à 18h06

    Bonjour Lecteurs.com et vous tous et toutes.
    Cet entretien est extraordinaire. j'ai appris beaucoup de choses et je ressens un grand reporter et journaliste passionnant et épris de l'information et de son rôle de passeur d'images et d'évènements. C'est un homme sensible qui vibre et je pressens cet ouvrage riche d'humanité et de messages.
    Je serai vraiment très heureuse de le découvrir et de faire connaissance avec ces reporters qui sont des hommes et des femmes avant tout mais avec un esprit fort d'entraide et d'une mission: témoigner. Merci beaucoup. Bonne chance à tous aussi. Prenez soin de vous.

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  • Dominique Jouanne le 12/11/2021 à 12h26

    Raymond Depardon s'est lui aussi plié à cet exercice entre autre dans "La solitude heureuse du voyageur précédé de Notes". La vie de ces passionnés talentueux aux parcours atypiques est toujours fascinante à suivre et leur travail à saluer.

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  • danielle Cubertafon le 11/11/2021 à 22h25

    Très intéressant de découvrir la différence entre grand reporter et journaliste à decouvrir

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  • Kryan le 10/11/2021 à 19h45

    Bonsoir, merci beaucoup pour cet entretien très intéressant.

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