"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
André Glucksmann le démontre avec brio : Candide, ce " petit livre à 30 sous capable (selon les mots de Voltaire) de faire la Révolution ", est une véritable feuille de route de la construction européenne, écrit avec deux siècles d'avance. Depuis la fin des idéologies, l'Europe semble errer, telle une orpheline, à la recherche de nouveaux dogmes, oscillant sans cesse entre repli identitaire et asservissement volontaire à la loi du marché. Pourquoi les Européens sont-ils si malheureux, quand leurs voisins moins chanceux témoignent paradoxalement d'un optimisme bien plus élevé ? Le grand projet européen serait-il un échec ? L'histoire récente montre que guerres et conflits se reproduisent indéfiniment. La civilisation européenne est-elle capable de lutter contre le retour de l'infamie ?
Dans Candide, Voltaire oppose deux visions du monde pour les renvoyer dos à dos : l'optimisme béat du philosophe Pangloss ; et l'éternel pessimisme de Martin, compagnon de voyage du héros. À l'optimisme aveugle de Pangloss, tel celui des idéologues européens incapables de prédire ni de prévenir crises et conflits, Candide a déjà répondu : on ne peut vendre une paix universelle et durable sans mentir. Quant à la négativité constante de Martin, persuadé que le Mal l'emportera toujours sur le Bien, Voltaire montre qu'elle n'a comme issue que la passivité, voire le fatalisme. Candide, lui, vit dans l'absence d'un modèle fixe de conduite : il s'adapte aux événements. Le tremblement de terre de Lisbonne lui a enseigné une chose : les forces de la nature suffisent à précipiter les hommes dans l'horreur. Mieux vaut alors s'unir dans l'adversité que de s'entretuer au nom d'opinions différentes. Mais il est un autre penchant, symbolisé par Pococurante, le sénateur nihiliste, dont Candide fait une critique sévère : riche Vénitien, indifférent au confort et aux privilèges qui sont les siens, Pococurante préfigure l'Européen dépressif, incapable de mesurer sa chance. Réfractaire à toute forme de dogme et de sectarisme, qu'ils soient religieux ou politiques, Candide invente alors, au fil de son cheminement, géographique et intellectuel, une alternative pragmatique.
Candide institue tout d'abord le déracinement en règle de la vie et de la pensée, car le voyage est par définition initiatique. Face à une Europe de plus en plus réactionnaire, qui a peur du pauvre et de l'étranger, le conte de Voltaire fait, lui, l'éloge du Gitan, du mendiant et du vagabond (nos Roms et nos sans-papiers), se montrant ainsi un défenseur des droits de l'homme avant l'heure. Pourquoi tant chercher à limiter la libre circulation des humains, favorisant ainsi celle des capitaux et des marchandises ? Si l'on relit Candide à l'aune de notre siècle, l'Europe de demain devrait être transcontinentale, une Europe des hommes et des lettres, de l'encyclopédie et d'Internet, aux moeurs et aux manières de vivre différentes, garante de diversité, de liberté et de tolérance. Voilà pourquoi il est urgent de relire Candide. Quand Voltaire achève son conte par ce simple et modeste projet : " Il faut cultiver son jardin ", comment ne pas y voir la métaphore de notre bel espace européen ?
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