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« Beaucoup perçoivent, devant la progression de la possibilité pour l'individu d'affirmer sa singularité et sa volonté de bien-être, une progression de l'individualisme. Pour maintenir tant bien que mal un semblant de cohérence, ils sont alors obligés de minimiser, voire d'occulter, la progression de la solidarité dans le monde, aussi bien le développement des divers systèmes de protection sociale étatiques que le développement des aides interétatiques ou le développement des organisations non gouvernementales. Mais le concept d'individualisme ne décrit pas ce qui effectivement se passe au niveau de l'individu, il ne fait que l'effleurer de son aile douloureuse et s'écraser contre la vitre du concept d'égoïsme. Il faut inventer un autre concept : ce sera l'individuité. Et alors tout devient plus cohérent.
L'individuité, définie comme la désacralisation totale de tout groupe et la sacralisation à égalité de tout individu, est ce qui permet de rendre compte du fait que c'est justement parce que la civilisation se structure peu à peu autour de l'égo, que c'est justement parce qu'elle transfère peu à peu, des dieux aux individus, ses mouvements les plus centraux et ses perspectives les plus fondamentales, qu'elle fait alors croître sa capacité à générer de la solidarité et même de l'altruisme. Le regard humain, qui depuis toujours vacillait, à la fois se courbant vers le despotisme de sa terre et se perdant vers les mirages de l'au-delà, acquiert peu à peu la capacité d'enfin se stabiliser à hauteur d'humain, dans le regard de l'Autre. Vidant progressivement de leur substance les communautés identitaires au profit des individus qu'arbitrairement elles enclosent, déconstruisant progressivement les fausses transcendances au profit de l'autotranscendance de la conscience réflexive, faisant progressivement du Je le centre de l'univers, la civilisation se structure peu à peu autour du fait qu'il y a magnifiquement un nombre incommensurable de centres à l'univers, un par subjectivité.
L'humanité n'avait toujours vécu qu'à l'ère des sacralités groupales, qu'à l'ère de la dialectique identitarisme-religion, et puis, d'abord par un frémissement il y a deux millénaires et demi, et se renforçant peu à peu au cours des siècles jusqu'à de nos jours entrer dans un vertige exponentiel, voilà qu'une nouvelle dynamique émerge qui renverse tout : l'individu s'émancipe. Une nouvelle ère anthropologique s'ouvre à nous, il fallait la nommer : l'ère de l'individuité sera, ici, peut-être ailleurs, son nom. Un nom est aussi un outil, il permettra de mieux conceptualiser ce changement, pour mieux l'accompagner, et pour l'accélérer. Car les forces réactionnaires sont là, puissantes, actives, qui le freinent. Le militarisme est l'archétype du vivre-ensemble tel que l'agençait l'ère des sacralités groupales, là où les individus ne sont que des fragments de groupes identitaires, d'insignifiantes munitions ne servant qu'à s'écraser, au mieux par terre, et le labour comme ça se fait, au pire contre celles des autres groupes identitaires, et la mort toujours triomphe : et ce monde affreux, bien qu'affreux, n'est pas facile à quitter, et le vivre-ensemble, bien que souffrant, ne se laisse pas facilement soigner, et le chemin sera alors encore long (peut-être même très long, mais peut-être pas tant que ça si l'on sait le penser) avant que chaque individu soit considéré comme un tout, avant que l'égalité ontologique remplace totalement les hiérarchies identitaires, avant que l'éthique du respect universel remplace totalement la morale sacrificielle, avant que l'humanité ait définitivement choisi entre l'individuité ou la guerre. ».
Stéphane Sangral
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