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L'Europe et plus encore la France présentent un paradoxe au moins apparent : les classes dirigeantes intellectuelles, médiatiques et politiques se sont formées dans une lutte antiimpérialiste pour la victoire mondiale du socialisme autogestionnaire. Ce fut très vrai pour le soutien du combat mené par le Vietnam contre l'impérialisme américain, au cours duquel s'est forgée ce que Tony Blair appelle « la génération morale du Vietnam » et, en France, pour la « révolution de 1968 » conduite par les élites de la jeunesse française, devenues les futurs cadres dirigeants de notre pays.
« Rentrez chez vous, demain vous serez tous notaires ! » lançait Marcel Jouhandeau aux fils à papa de 68. Et il semblerait qu'il ait eu raison.
Or, la victoire de ces élites venues à l'âge du pouvoir, et là vient l'apparence du paradoxe, coïncide avec le renouveau triomphal d'un libéralisme économique devenu mondialiste.
Cette génération « révolutionnaire » du Vietnam et de mai 68 a cessé de combattre pour la destruction du capitalisme. Au contraire, l'Europe de l'avenir est ou sera l'Europe des entreprises, est ou sera l'Europe du droit de la concurrence, fondée sur le principe de la non discrimination entre les opérateurs économiques à l'intérieur du Grand Marché Libéral européen.
Les institutions de l'Europe, et plus particulièrement la Commission de l'Union européenne, ne préfigurent pas une Europe fédéraliste.
Devenues indépendantes du politique, elles se transforment progressivement en ce que Pascal Lamy appelle un laboratoire de la gouvernance mondiale, nouvelle conception de la démocratie fondée sur la libre concurrence entre les entreprises dans le cadre d'un Etat de droit sous le contrôle du juge. La génération de 1968 aura donc substitué Adam Smith et Jean-Baptiste Say à Karl Marx et Mao Tsé-toung.
Les jeunes élites donnaient à leur combat un sens libérateur contre les oppressions de l'Etat et de la société. De fait, cette lutte a donné naissance aujourd'hui à une nouvelle « troisième génération des droits de l'Homme », qui consacre les garanties acquises, tout en s'attachant à la protection morale de ces nouveaux droits et à la protection pénale contre les appels à la haine et les insultes.
Devenus de grands notables libéraux, les « révolutionnaires » de mai 68 se voulaient être la génération de la liberté qui brise les interdits. A présent, ils imposent une morale de la culpabilité.
L'Holocauste, incontestablement le vrai problème philosophique du XXème siècle, semble « justifier » cette évolution vers une nouvelle histoire qui fonde cette morale de la culpabilité des peuples européens. Logique perverse : la « révolution » se reporte sur une histoire conçue à partir d'une approche morale dégagée de l'étude des circonstances. L'historien ne décrit plus, ne cherche plus le comment, il expose - devant le Tribunal des passés douloureux, de l'avenir incertain - les coupables pour le jugement !
La protection de la troisième génération des droits de l'Homme, le triomphe de la morale de la culpabilité fondent alors une nouvelle conception de la liberté d'expression, avec ses limites, et respectueuse d'un nouvel ordre moral encadré par de nouveaux délits d'expression.
Ainsi donc semble se dessiner ce que nous appellerons le compromis historique. En effet, tandis que les contestations de la génération de 1968 deviennent des valeurs morales de l'Europe et le fondement de la nouvelle histoire, l'avenir appartient désormais aux entreprises dans un Etat de droit qui garantit la libre compétition. Ainsi serait clos un cycle né de la Révolution de 1789 et de la philosophie des Lumières, l'impératif moral remplace alors la recherche des circonstances et l'analyse des problèmes, en somme la Raison.
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