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Encore un roman de la rentrée qui m'avait tapé dans l'oeil, illustré par une belle couverture de l'artiste Iulia Schiopu. Mais enfin avec les éditions des Syrtes, il y a toujours peu de chance de faire fausse route dans ses choix de lecture. le Jardin de verre a obtenu le prix de l'Union européenne de littérature 2019. Organisé tous les ans, ce prix récompense les meilleurs écrivains émergents en Europe. Il a été lancé par la Commission Européenne. L'auteure, Tatiana Tibuleac a la double nationalité roumaine-moldave et vit à Paris aujourd'hui.
Outre l'envie que j'avais de lire ce roman, ce fut aussi l'occasion d'avoir une première approche de ce petit et mystérieux pays qu'est la Moldavie, imbriquée entre ses deux grands voisins, l'Ukraine et la Roumanie, et qui est l'un des pays le plus pauvre d'Europe. En revanche, au point de vue culturel, c'est un pays riche et complexe, composé notamment de la Transnitrie une région peuplée par des russophones s'est proclamée indépendante en 1992 mais qui reste non reconnue par la communauté internationale. C'est donc un pays géopolitiquement scindé entre identité roumaine, ukrainienne et russe, et gagaouze, bulgare et tsigane, dont même le nom pose problème : on l'appelle République de Moldavie en français alors que les Nations Unies ont choisi de l'appeler République de Moldova (le Moldavie faisant référence au pays historique, amputé depuis de territoires récupérés par la Roumanie et l'Ukraine). Avant d'avoir pris connaissance de cela, l'une des premières choses qui m'ait intriguée, c'est que la langue de rédaction est le roumain alors même que l'auteure est moldave. Mais une note du traducteur, Philippe Loubière, nous révèle qu'il s'agit de la même langue à quelques éléments près, dont l'alphabet car le moldave s'écrit en cyrillique. L'épigraphe du roman, incisif, brute, percutant, donne un bon aperçu du texte que l'on s'apprête à lire « Vous m'avez dit que j'étais une chienne sentimentale / Je vous mords jusqu'au lait« . le ton est donné, Un récit à la première personne, contre le reste du monde, contre sa violence, la brutalité froide de son inimité, c'est un combat qui s'annonce, ou les coups seront rendus comme ils ont été donnés, avec ses blessures, dans la capitale moldave, Chisinau. La défiance et l'animosité comme art de vivre quand on est l'enfant abandonnée, adoptée, puis maltraitée.
Née de rien, ni de personne, l'orphelinat reste une première expérience douloureusement acérée comme préparation à la vie de Lastotchka. Une vie douloureuse qu'elle va mener cahin-caha. Comme sa vie, qui n'est pas un long fleuve tranquille, ce texte est découpé en de multiples partie, le phrasé est haché, rendu au minimum, parce que dans cette existence-là on ne s'embarrasse pas de faux-paraître et de fioritures ; Il faut travailler, apprendre, grandir et surtout survivre. Avec ces phrases la plupart du temps concises, il semble que les coups qu'encaisse la toute jeune fille qu'elle est au début prennent ainsi corps et âmes dans l'esprit du lecteur.
Récit âcre et acerbe d'une vie brisée en mille morceaux dès le départ, guidée par un instinct de survie plutôt bien ancré, au beau milieu d'un petit monde qui forme cette microsociété dans cette cour, Chourotchka où elle réussit à se creuser sa place. Pavlik, Bella Isssakovna, Roza, Zahkar Antonovitch, cette petite compagnie, un ersatz de famille qui se réunit tantôt autour du châtaignier. Récit d'une jeune orpheline qui trouve à force' d'années passées et qui tisse les liens avec les gens du quartier. En dépit de cette langue froidement aiguisée, il y a quelques épisodes de bonheur fugace, quelques moments de beauté pure, pendant lesquels Lastotchka exprime la beauté qu'elle est parvenue à trouver dans sa situation, à travers ce cercle de femmes qui l'ont entourée, chacune à leur manière, qui l'ont élevée finalement à leur manière, qui l'ont entourée tant bien que mal dans ce jardin inhospitalier, cette nouvelle forme de famille qui l'a finalement adoptée.
L'un des nombreux points de ce roman dont j'ai envie de parler, c'est cette volonté farouche d'imposer le russe comme langue nationale, d'une minorité ethnique à s'imposer dans un pays ou se côtoient différentes cultures, à rabaisser cette langue moldave, du roumain adapté en cyrillique. le russe la langue de l'intelligentsia, le moldave, la langue du peuple. À travers ce texte adapté du roumain, et mâtiné de nombreux termes qui sont restés en russe dans la traduction française, s'observe l'identité d'un pays tiraillé entre deux identités culturelles. Un peu comme la narratrice finalement qui ne sait pas vraiment d'où elle vient et qui elle est.
Une vie décidément aussi tranchante que du verre, une écriture sur le fil du rasoir, la narratrice apprend à ses dépens, au prix de nombreuses entailles, à manier les bouteilles et le verre. Dans ce jardin de verre qu'est la vie de Lastotchka, tout est une question d'équilibre et au moindre faux pas, c'est la coupure assurée, parce verre qui règne sous toutes ses formes : pille, brisé, morcelé. Même la langue russe s'apparente littéralement à un tesson redoutablement affuté. Au milieu de tout cela la reine des glaces fait sa place, doucement. La métaphore soigneusement filée du verre et de la glace qui est là pour souligner toute la rudesse de la vie de Lastotchka, et celle de ses collègues, est parfois interrompu par des moments de pur bonheur, où elle ressent la chaleur de l'affection presque maternelle, amicale. Il est difficile de s'affranchir de la rigueur de ce monde de verre, où la narratrice devient à forcer de farfouiller, ramasser, nettoyer, manipuler, laver ces bouteilles, elle-même la véritable reine de ce monde de glace. Avec une narration elle-même brisée par les changements de chapitre, comme l'est notre jeune orpheline, une vie ébréchée issue d'un d'un monde qui l'est au moins autant.
On ne peut qu'être troublé par le destin de ces laissés-pour-compte qui ont échoué, on ne sait comment, dans un quartier lui-même abandonné par les autorités, et forment cette famille des esseulés de tous, parents, famille, institutions, patries. Dur mais beau, très puissant roman d'orphelin, de l'abandon mais du recueillement, de l'apprentissage à la famille, de la possession de rien, de la perte de tout Lastotchka ; notre héroïne est l'une de jeunes filles à la Oliver Twist de la Moldavie de fin de XXe siècle, sauf qu'elle n'est pas seule. Et c'est bien ce qui se la sauvera. Entre les tessons de verres, plantés, gisant, Lastotchka et ses compagnons de vie, parviennent à zigzaguer entre gravats, débris et tant bien que mal échafaudent leur propre existence ensemble.
Une vie signifiée par le verre qu'elle ramasse incessamment, ce matériau étrangement dur et coupant, froid, mais si lisse et plein de valeur. L'auteure a magnifiquement réussie à cristalliser cette vie hachurée dans ce matériau polychrome, polymorphe qui surgit à tous les coins du roman, Plus qu'un roman, c'est aussi une oeuvre qu'on voit, on touche, les mots de l'auteur deviennent lames de glaces, glacée, coupante, blessante et brulante, dont je suis ressortie l'esprit quelque peu ébréché.
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