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Interview de Diane Mazloum pour "Une piscine dans le désert" : au coeur du Liban, une histoire où l’on suspend le souffle

« Mon livre n'est pas sur la guerre. Il traite de cette paix qui vient quand on n'a plus rien à perdre. »

Interview de Diane Mazloum pour "Une piscine dans le désert" : au coeur du Liban, une histoire où l’on suspend le souffle

Beyrouth la nuit (Stock), L'âge d'or (Lattès), Une Piscine dans le désert (Lattès) : il n’aura fallu que trois romans et moins de six ans pour que Diane Mazloum devienne cette écrivain attendue et incontestée dans les lettres françaises.

 

Une piscine dans le désert, donc, est son nouveau roman sorti en cette rentrée littéraire, qui concourt sur les listes des Prix Femina, Médicis et Renaudot.

Le livre raconte une histoire où l’on suspend le souffle, dans un pays qui vacille avant de tomber, une région frontalière qui est autant une menace qu’une promesse, un lieu immobile qui rendrait tout possible, le meilleur comme le pire. L’histoire est celle d’un conflit de voisinage autour d’une piscine. Néanmoins, on réduirait à l’anecdote l’ampleur de ce roman en ne s’attachant qu’au ballet des personnages qui se heurtent et s’apprivoisent. La dimension métaphysique est forte et bouleversante ; comme à son habitude, dans une écriture légère et précise, Diane Mazloum invite son lecteur à descendre dans les tréfonds de l’humanité, là où l’assaillent des questionnements qui le fragilisent ou le renforcent.

 

En répondant aux questions que nous avons eu envie de lui poser, la romancière révèle tout des coulisses de l’écriture de ce roman intrigant, qu’on n’oubliera pas.

 

Karine Papillaud

 

 

- Une piscine dans le désert se déroule au Liban, non pas à Beyrouth mais plus loin, à côté de la frontière syrienne. L’histoire se situe donc dans un « désert », mais à quelques kilomètres d’un frontière qu’ont franchi des centaines de milliers de réfugiés. Le lieu est toujours une âme dans vos romans. Quel rôle joue-t-il ici ?

En effet, jusqu’à présent, ça a toujours été un lieu qui a donné naissance à mes romans. Beyrouth, dans Beyrouth, la nuit, le Liban, dans L’âge d’or, et maintenant ce village en plein désert de montagnes. C’est un lieu qui existe vraiment, un lieu secret de mon enfance, situé à la frontière du Liban, de la Syrie et d’Israël. Mais si je ne nomme pas où se déroule l'intrigue, ce n'est pas par prudence, c’est pour éviter qu'on me dise que le Liban n'intéresse pas, ni le Proche-Orient et ses interminables conflits. D'ailleurs il ne s'agit pas de cela.

 

Ici, en Europe, il suffit d'avoir ses papiers en règle pour passer une frontière, mais dans le décor vrai de mon roman, la frontière est floue : elle avance, elle recule, on ne sait pas où un pays se termine et où l’autre commence. Passer le fil de la frontière, c'est prendre le risque de mourir. Pour de vrai. Et on ne sait jamais d'où vient la menace, de quel côté, de quel pays. Surveillance militaire. Kidnapping. Mines anti personnelles. Milices armées. Vengeances intestines. Torture. Bombardements. Débordements invasifs. Mais je le répète : mon livre n'est pas sur la guerre. Au contraire, il traite de cette paix qui vient quand on n'a plus rien à perdre.

 

 

- Une femme décide de faire construire une piscine dans cet endroit. Mais pas sur le terrain de la propriété familiale, chez son voisin. Pourquoi Fausta transgresse-t-elle la loi et dans quelle direction symbolique nous entraine son prénom ?

Fausta Kyriakos a construit illégalement une piscine sur un terrain qui ne lui appartient pas, et s'y pose comme un lézard. Cette piscine est bien sûr une forme de transgression de la loi, mais aussi une transgression à la loi non écrite du village : ça ne se fait pas.

Mon livre raconte donc le moment où un jeune Canadien, Leo Bendos, débarque pour la première fois dans ce lieu, qui est aussi le village de ses ancêtres, pour régler au plus vite cette affaire de piscine creusée dans son terrain.

Fausta commet cette transgression par pure inconscience, parce qu’elle a besoin d’une piscine pour se détendre, parce qu’elle n’arrive pas à tomber enceinte, parce qu’elle a besoin d’eau pour faire pendant au désert alentour, parce que pour elle la piscine symbolise les grandes vacances d’été et les temps heureux et insouciants de l’enfance, par réconfort, en somme.

Mais si en construisant sa piscine sur un autre terrain que le sien Fausta commet un acte d'inconscience, c’est aussi un acte de résistance qui montre qu'on peut encore construire quelque chose là où l'insouciance ne règne plus.

Un peu comme le Faust de Goethe, je pense que Fausta souffre de ne pouvoir percer le secret des questions universelles, la vie, la mort, et les mystères de l’univers. Fausta est profondément ambivalente, elle est humaine et étrangère à elle-même, attentive et indifférente, généreuse et égoïste, elle veut un enfant et n’en veut pas, elle veut être libre mais s’accroche à la sécurité, elle est à la fois urbaine et sauvage, raisonnable et fantasque, c’est un personnage double.

 

 

- L’atmosphère de ce livre est très singulière, faite de silence, de lumières, d’une certaine lenteur aussi et d’une épure picturale étrange à la Chirico. Ce « climat » quasiment symbolique est peut-être aussi essentiel que l’action ou les personnages…

Pour moi, il s’agit d’abord d’un roman atmosphérique, car tout se joue sur une parcelle de territoire crépusculaire, aux confins de trois pays en guerre, comme suspendus au-dessus. Si je vous parle du désert, vous allez penser à du vide, du sable, du rien. Mais le désert dont je parle est habité, magique, puissant, tellurique, entre montagnes sacrées et chardons bleus. Un lieu qui ne ressemble à rien d’autre, avec quelque chose de l’ordre du commencement du monde et de la fin du monde.

Ensuite, je dirais un voyage immobile, car Fausta et les autres personnages sont immobiles, pas tant parce qu’ils ne bougent pas, mais parce que le lieu est immuable. Ils sont immobiles, mais ils sont cependant dans l’action, une action de psychologie, d’atmosphère, une série de micro-actions.

On pourrait aussi penser à un roman d’amour entre un étranger et une femme dans un paysage lunaire. En fait, Leo et Fausta viennent de deux réalités différentes, et c’est de leur rencontre que va naître l’électricité du livre, sa force motrice, ce qui va l’animer comme la friction de silex de deux planètes différentes.

 

 

- Il y a quelque chose d’un huis-clos dans ce texte, de personnages qui se voilent et se dévoilent en même temps, une unité de temps resserrée en trois jours. L’Âge d’or (Lattès, 2018) était une grande fresque de l’histoire libanaise, la construction d’Une piscine dans le désert semble en prendre le contrepied. Comment la structure de ce roman vous est-elle apparue ?

Puisqu’effectivement je savais que tout allait se jouer dans une ancienne maison en pierre perchée au sommet d’une colline entourée d’un désert de montagnes, il fallait, pour contraster avec l’immensité alentour et l’apparente immobilité de l’intrigue, que tout se passe très vite, donc en 3 jours et 3 nuits. Sachant aussi que pour casser et rythmer cette atmosphère pesante et impressionnante, j’ai fait usage de ruptures, avec des passages assez brutaux entre le jour et la nuit, l’intérieur et l’extérieur de la maison.

 

-Les deux personnages principaux, Fausta et Léo croisent leurs destins : l’une est une Libanaise qui porte en elle la désolation à venir de son pays, l’autre est un Américain du Canada venu découvrir ses origines et la possibilité d’un ancrage. Deux regards sur le Liban qui se frottent. Que souhaitiez-vous en faire surgir ? Où vous situez-vous entre les deux ?

Ce qui est bien avec Leo et Fausta c’est que ce sont des adultes trentenaires qui ne se sont pas vraiment trouvés, qui se posent encore des questions sur la vie, leur vie, qui justement n’ont pas d’opinions arrêtées à ce sujet. Ils continuent de se chercher malgré le monde adulte dans lequel ils sont forcés de s’ancrer.

Il y aura donc confrontation de Leo avec la culture locale qui va le rendre incapable d’opérer dans le cadre des lois auxquelles il est habitué. Lui, avec le prétexte de résoudre la question légale de la piscine, va pour la première fois se frotter à sa terre d’origine, de façon « intéressée » d’abord, ensuite de façon plus physique, sensuelle, hypnotique, obsessive. Et c’est justement cet étranger qui va sortir Fausta de sa gangue, de sa torpeur, de ses rêves pour l’inciter à faire corps avec ce désert qu’elle croyait si bien connaître.

Puisque je ne suis pas née au Liban et que je n’y ai pas grandi mais que je m’y suis installée lors de mes études universitaires, j’ai en moi un peu de Leo, et de Fausta, un pied sur ma terre, un autre à l’étranger, le corps ici mais le cœur là-bas. Souvent je me suis sentie perçue comme une étrangère au Liban, et jamais je ne me sens plus libanaise que lorsque je suis en dehors du Liban.

 

 

- Vous avez écrit ce roman bien avant les explosions du port de Beyrouth et la faillite déclarée du pays. On ne peut s’empêcher de donner une valeur prédictive à ce texte. Comment comprenez-vous ce qui vous a conduite à cette histoire dans le contexte actuel ?

 Pour moi cette histoire est un hommage au Liban qui a marqué mon inconscient d’enfant, pour m’y être rendue avec mes parents chaque été depuis ma naissance. Je voulais, encore une fois et comme dans mes précédents romans, faire surgir grâce à ce lieu toute la singularité du Liban, sa richesse, sa modernité et son exception qui le caractérisent, sa sensualité chaotique, sa beauté infernale et addictive.

Je voulais montrer comment ces contrastes et ces contradictions portés à l’extrême dans un pays aussi petit pouvaient former un tout, non seulement unifié, mais beau, paisible et envoûtant. Je le voulais d’autant plus que la situation du Liban s’était dégradée à une vitesse vertigineuse ces derniers temps, que jamais je n’aurais imaginé assister à l’effondrement de mon pays, à son agonie, et que j’avais peur de ne plus savoir dans quoi j’allais atterrir ce 1er aout 2020.

 

- Vous disiez alors avoir perdu votre centre de gravité. Comment expliquez-vous le lien charnel, identitaire, physique qui lie au pays d’où l’on vient ?

Oui, depuis ce 4 août j’ai l’impression d’avoir perdu mon centre de gravité, tout simplement parce qu’il me semble avoir perdu mon pays, ou de ne plus pouvoir l’aimer comme avant, ce qui est pareil.

Même si je suis née à Paris et que j’ai grandi à Rome, c’est le Liban qui a frappé et façonné mon imaginaire d’enfant quand, pendant les vacances, on allait à Beyrouth et je me retrouvais propulsée dans une bulle humide, sensorielle, organique, très contrastée, bruyante mais attachante, sans électricité ni eau, avec des barrages armés tous les cent mètres, où la porte des maisons était continuellement laissée ouverte, famille, amis, voisins venaient à leur guise, pour un apéritif, pour le journal télévisé, pour le dîner, pour de longues réunions et des fous rires jusqu’à tard dans la nuit à la lueur des bougies. On restait groupés les uns aux autres et jamais je ne me suis sentie plus en sécurité que petite, pendant la guerre du Liban. Et comme on n’échappe pas à son enfance, je reste viscéralement liée à ce pays.

 

 

- Comment décririez-vous aujourd’hui votre état d’esprit, dans le sillage de cet accident, que vous avez vécu en famille et dans votre chair même, et du marasme de ce pays ?

Je suis un peu comme Leo qui s’entête à aller voir ce qui se trouve au point d’intersection des trois pays en guerre, c’est une démarche très poétique, romantique, mais la force du retour à la réalité lui fait comprendre que ce n’était qu’une fantaisie.

Aujourd’hui je me rends compte qu’Une piscine dans le désert n’est pas, comme je le croyais, un hommage au Liban, mais un adieu à mon Liban. Mon Liban n’est pas le Liban, c’est juste mon fantasme. Et suite à cette explosion du 4 août que j’ai ressentie comme une trahison pratiquement conjugale, j’ai compris que c’en était fini.

 

 

- Vos livres se consacrent au Liban, d’une manière ou d’une autre. Quelle image, quelle histoire de ce pays voulez-vous partager ?

Le Liban ne me quittera jamais, mais à partir d’aujourd’hui, il ne sera plus le sujet de mes livres. Il sera toujours là, mais différemment. Un autre Liban, je ne sais pas encore lequel.

 

Propos recueillis par Karine Papillaud

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