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Chaque année, Marie reçoit un bouquet de quarante roses que Max, son mari, lui envoie pour son anniversaire : selon un rituel immuable, il lui fête ainsi ses quarante ans comme si le temps ne passait pas. Cette vaine tentative d'arrêter le temps ne fait pourtant que souligner davantage la fuite des ans et l'impos- sibilité où se trouve Marie de répondre à l'exi- gence exorbitante que lui impose son mari, celle de rester éternellement jeune.
Depuis longtemps, elle ressent cette céré- monie comme une cruelle comédie, mais elle s'impose une discipline qui peut se résumer en une phrase qu'elle a retenue de sa mère : On a du style. Elle maintient ainsi une respectabilité de façade, alors qu'autour d'elle et à l'intérieur d'elle-même, tout s'écroule.
Issue d'une dynastie de grands couturiers dont le fondateur est un tailleur juif venu de Galicie, Marie Minet assiste au déclin du monde dans lequel elle a grandi. La Première Guerre mondiale a mis fin à l'époque fastueuse des bals mondains.
Mais la véritable catastrophe se prépare avec la montée en puissance des nazis qui éveillent en Suisse d'inquiétantes sympathies.
Quarante roses, qui s'inspire de faits empruntés à l'histoire de la famille de l'auteur, tient à la force de la narration et à l'inoubliable portrait de femme que le lecteur garde longtemps en mémoire, une fois le livre refermé.
Quand Marie se réveille, le 29 août, elle peut admirer le paysage qui s’offre sous ses yeux, le lac et les montagnes que la brume estompe encore. Elle peut se réjouir par anticipation, car elle sait qu’en ce jour son mari lui fera livrer quarante roses pour son anniversaire. Un rituel qui s’est installé entre les époux, à la fois pour sceller leur amour et pour flatter Marie, qui aura toujours quarante ans.
Cependant, ces quarante roses sont aussi le symbole du mensonge, de ce besoin de travestir la réalité pour l’adapter à son désir, à son dessein. C’est même devenu une seconde nature pour Max Meier. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, que la neutralité suisse lui aura permis de passer sans encombres, il rêve de mener sa carrière politique jusqu’aux plus hautes fonctions.
Quitte à oublier en route quelques éléments de sa biographie, quitte à construire de toutes pièces une famille modèle.
Thomas Hürlimann aime utiliser des éléments de la biographie familiale dans ses romans. Il n’en va pas autrement ici, où il convoque quelques uns de ses ancêtres. Ce qui lui permet de gratter le vernis tout juste sec d’un tableau par trop idyllique. Pour ce faire, il va se servir de Marie, de sa lassitude à passer ses journées dans un double mensonge de plus en plus pesant.
Elle est l’arrière petite-fille d’un tailleur juif venu de Galicie, région aujourd’hui coincée entre la Pologne et l’Ukraine et qui a longtemps un carrefour de cultures et de religions. Une dynastie familiale qu’elle a gommé d’un coup d’eau bénite, en étant baptisée afin de s’intégrer dans la province catholique. Dans le monde des affaires et de la politique se joue le même petit jeu. L’esprit d’entreprise se doit, surtout dans un microcosme comme celui de la province suisse allemande, de faire des compromis, voire des compromissions pour pouvoir s’épanouir. Quand une carrière politique ne peut se construire sans souci du paraître, de la respectabilité bourgeoise, du souci des alliances et de la bienséance. Quitte à flirter quelquefois avec des idées nauséabondes, telles le fascisme italien dont les échos parviennent jusqu’en Suisse.
Si l’anniversaire de Marie est l’une des scènes marquantes de ce livre, la veillée de Noël est sans aucun doute l’autre grand moment, quand Marie affirme qu’elle croit en Dieu et affiche aux yeux de son frère, prêtre et de son mari député du parti chrétien conservateur et fait de ce moment de paix un moment de guerre ouverte : «Je crois en Dieu. Il me fait même un peu pitié. Aux enfants innocents, il refuse la résurrection [son frère lui a affirmé que les jumeaux qu’elle a perdu à la naissance n’iraient pas au paradis, car non baptisés ], et qu’est ce qu’il en retirera ? Au jugement dernier, les lampes en peau humaine retrouvées à Auschwitz siffleront autour de sa tête.»
Avec autant de poésie que d’ironie, avec autant de belle écriture classique que de mordant, Thomas Hürlimann prouve ici qu’il est l’un des prosateurs de langue allemande les plus doués de sa génération.
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