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« Les dispositions de la Cour de Turin envers les Français libres sont suffisamment manifestées par les rassemblements de troupes ennemies qu'elle a réunies aux siennes sur les frontières de la Savoie du côté de la France, pour que l'on puisse, sans blesser le droit des gens, prévenir leurs mesures hostiles en employant sur le champ des moyens offensifs ; mais si l'on croyait encore devoir se borner à demeurer sur la défensive, jusqu'à ce qu'il y eût des agressions prononcées de la part du Roi de Sardaigne, il est une mesure essentielle que l'on paraît avoir oubliée jusqu'à présent et qu'il est d'autant plus instant de saisir qu'elle pourrait facilement échapper.
L'objet de ce mémoire est de la rappeler et d'y joindre quelques idées que l'on doit à une connaissance locale, et qui pourraient être utiles dans le cas où l'on se déciderait à agir d'une manière offensive.
La principauté de Monaco, enclavée dans les États de Piémont, a été mise en 1641 sous la protection de la France, avec la condition que le roi y entretiendrait une garnison de 500 hommes.
À cette époque la France avait besoin de la rade de Monaco pour donner un asile à ses galères ; elles faisaient des incursions contre les Espagnols qui inquiétaient les côtes, et la garnison servait à les renforcer.
Cette mesure a cessé d'être utile dès l'instant où la couronne d'Espagne a passé dans la maison de Bourbon, et cependant la France a continué d'entretenir à Monaco les 500 hommes de garnison, une compagnie de canonniers, un état-major composé du gouverneur, d'un lieutenant du roi, d'un major de place et d'un sous-aide major. Le prince de Monaco, qui en est gouverneur, a, en cette qualité, un traitement de 12 000 livres.
Indépendamment de cette garnison qui, sans aucune utilité, coûte beaucoup à la France, Monaco renferme une infinité de munitions de guerre qui nous appartiennent. Il y a environ soixante bouches à feu, les unes du calibre de 24 et de 36, les autres de 6 et de 4, et presque toutes en bronze. Il y a aussi des mortiers et des obusiers ; la place d'armes est remplie de bombes, de boulets et d'une quantité prodigieuse de mitraille et de fer coulé. Le commandant de l'artillerie d'Antibes en a tiré depuis quelque temps une petite quantité pour le service de l'armée du midi, et on a osé s'en plaindre, sans doute parce que cela contrariait d'autres projets. L'arsenal de Monaco contient environ 6 000 fusils, y compris ceux qu'on regarde comme hors de service, et ceux que le lieutenant de la place a fait passer à Menton sous le prétexte d'armer les habitants de Menton et de Roccabruna contre les incursions des Turcs ; il renferme aussi beaucoup de pistolets, de sabres, environ six milliers de poudre et de balles à cartouches.
La ville de Monaco, dont la population n'excède pas 600 personnes, est bâtie sur un rocher à une portée de fusil des montagnes du Piémont ; elle est tellement dominée de tous côtés qu'on peut l'ensevelir en roulant des pierres, sans qu'il existe pour elle aucun moyen possible de résister ou de se garantir.
Cette ville d'ailleurs n'a par elle-même aucune ressource ; elle tire de Nice, qui en est à deux lieues, les farines, le vin, les légumes, la viande et généralement tous les objets nécessaires à la vie.
Les ministres ont autorisé le gouverneur de cette place à déclarer qu'elle serait neutre. On l'a notifié au roi de Sardaigne qui n'a fait aucune réponse, probablement parce qu'il n'a pas voulu s'engager pour ne pas nuire aux vues intéressées qu'il peut avoir sur cette souveraineté.
En attendant, on lève à Nice deux légions au nom des princes français. Un chevalier de Costar, qui a passé l'hiver dernier à Monaco, a recruté à Menton en leur nom, et quelques jeunes gens en sont déjà partis. Des émigrés y arrivent tous les jours, et afin que la garnison ne se plaigne pas, on les fait passer à Menton qui n'est qu'à une lieue. Enfin on y a imprimé tous les ouvrages les plus contre-révolutionnaires aux frais du prince de Condé.
Ainsi, d'après les dispositions évidentes du Roi de Sardaigne, il est probable qu'aussitôt que toutes ses forces rassemblées lui permettront d'agir offensivement, il commencera par s'emparer de Monaco, où il est assuré de trouver une artillerie nombreuse et beaucoup de munitions, et où il n'a à craindre aucune résistance, soit parce qu'elle serait impossible, soit parce que l'on y est assez bien disposé à recevoir l'ennemi, si l'on doit en juger par l'état-major qui n'a jamais prêté aucun serment civique, et n'en a point fait prêter à la garnison, ce que le ministre de la guerre peut aisément constater.
La prise de Monaco ferait donc non seulement perdre à la France une artillerie, des munitions considérables de toute espèce et 500 hommes de garnison, qui seraient faits prisonniers, n'ayant pas la ressource de pouvoir faire une capitulation honorable, s'ils étaient attaqués ; tous objets bien précieux pour nos besoins actuels ; mais encore ces mêmes moyens augmenteraient les forces de nos ennemis et tourneraient contre nous.
C'est ce qu'il est nécessaire et bien urgent de prévenir et rien n'est plus facile.
D'abord, comme on vient de l'observer, la situation de Monaco rendrait impossible toute défense du côté de la terre ce n'est pas avec la garnison, les armes et les munitions qui y sont, ni avec tous autres moyens locaux que cette souveraineté peut ressentir réellement les effets de la protection de la France et être à l'abri de tout événement car, ou le Roi de Sardaigne respecte cette protection, et alors, il n'est aucun besoin de forces pour la garantir ou il ne la respecte pas, et alors toutes les forces françaises ne suffiraient pas pour la sauver.
Ainsi l'on peut retirer la garnison, les armes et les munitions de la ville de Monaco, sans pour cela la priver aucunement des effets de la protection que lui accorde la nation française, et il suffirait d'y laisser pour la forme quelques compagnies d'invalides ou quelques gardes nationales, sans que le prince de Monaco fût raisonnablement fondé à se plaindre. Alors il faut le plus promptement et le plus secrètement possible donner des ordres à la marine de Toulon pour envoyer des bâtiments de transport à l'effet de retirer de Monaco les soldats, les armes, et tout ce qui peut être utile à la guerre, avant que le Roi de Sardaigne tente de s'en emparer, et faire soutenir cette expédition par une frégate bien armée pour détruire toute espèce de résistance que l'on pourrait éprouver.
Cette mesure est purement défensive et aucune puissance ne peut avoir droit de s'y opposer ou de s'en plaindre.
En considérant maintenant la nation française comme devant agir offensivement contre le Roi de Sardaigne, question que l'Assemblée nationale et le Conseil National exécutif sont seuls en état de discuter et de juger, il se présente deux moyens faciles et peu coûteux de lui porter un préjudice notable dans ses finances, qui tournerait à notre avantage. Le premier consiste à attaquer la ville de Nice dont le port est sans défense. Cette ville est la rivale de Marseille pour le commerce du Levant ; elle est très riche, et depuis l'origine de la révolution, elle est devenue un des points de réunion les plus considérables des émigrés français. Cinq vaisseaux qui sont tout prêts dans le port de Toulon, quelques chaloupes canonnières et un bombardement de quelques heures suffiraient pour mettre Nice à contribution d'armes et d'argent qui y sont en très grande abondance, en supposant que l'on ne pût pas s'emparer de la ville même, en faisant faire une double attaque par terre sur le Var, du côté de S. Laurent, et on pourrait ruiner sinon pour toujours, au moins pour longtemps son commerce immense, en coulant bas un vieux vaisseau du roi à l'entrée du port qui a peu de profondeur. On priverait par là le Roi de Sardaigne d'une de ses principales ressources, et le commerce de la ville de Marseille s'accroîtrait de toute la portion que Nice lui enlève.
Le second moyen paraît n'opposer guère plus de difficultés il consiste à faire faire une descente dans l'île de Sardaigne par les troupes et les gardes nationales de l'île de Corse qui se chargeraient de cette expédition avec transport, d'après la rivalité, la haine même, qui a de tout temps existé entre les habitants de ces deux îles.
Elles ne sont séparées l'une de l'autre que par un bras de mer de trois lieues ; rien ne s'opposerait à la descente, et il est aisé de calculer le fruit qu'on pourrait en retirer, si l'on considère que la Sardaigne fournit de superbes chevaux à toute l'Italie, et qu'elle renferme une prodigieuse quantité de boeufs et d'autre bétail.
On pourrait donc, en faisant quelques sacrifices pour assurer cette expédition et lui donner la plus grande célérité, disposer secrètement beaucoup de bâtiments propres au transport des chevaux et des boeufs, et les faire monter par les gardes nationales du département du Var et des Bouches du Rhône, qui joignent à une bravoure et à un patriotisme éprouvés l'intérêt particulier de leur position. Ces bâtiments se rendraient en diligence dans le détroit des bouches de Bonifacio où ils recevraient les troupes et les gardes nationales de Corse. La descente s'effectuerait aussitôt, et il est probable qu'elle serait suivie d'un heureux succès, si le secret et l'activité des préparatifs, répondant à l'ardeur des soldats de la patrie, ne laissaient pas aux Sardes le temps de réunir des forces suffisantes à leur opposer. Ce moyen procurerait une cavalerie imposante à notre armée du midi, et la pourvoirait en abondance de tous les boeufs nécessaires à sa subsistance. »
Pièces et documents divers pour servir à l'histoire de la Corse : pendant la Révolution française. T1 / recueillis et publiés par M. l'abbé Letteron, ...
Date de l'édition originale : 1891
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