"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Carl a 13 ans, un sexe qui le démange, et trop peu de confiance en lui pour imaginer aborder une fille de son âge. La nuit, il explore les bas-fonds de Port-au-Prince à la recherche de prostituées. Le jour, l'apprenti écrivain correspond avec la belle Coeur Qui Saigne - ses occasions manquées avec cette dernières constitueront le socle de son éducation sentimentale. Mais ces aventures lui seront surtout l'occasion de découvrir la réalité d'un pays, Haïti, où l'arbitraire et la superstition sont toujours au pouvoir.
Roman très atypique dans la forme. Il y a cet homme qui raconte son adolescence, sa jeunesse, et puis cette relation difficile avec Coeur Qui Saigne et plus généralement, la vie en Haïti dans les années 70, la difficulté de vivre dans ce pays extrêmement pauvre, sous une dictature féroce. Carl Vausier n'a pas de chance, d'abord il n'est pas bien dans sa peau d'ado, ensuite il agit en dépit du bon sens parental au risque de se mettre à dos père et mère, et enfin, il ne peut pas dire ou faire ce qu'il veut au risque de se retrouver emprisonné voire pire par les tontons macoutes. On est toujours entre roman autobiographique (d'après l'éditeur), roman initiatique, roman d'un amour fou et livre de réflexions de l'auteur, mais aussi entre rêve et réalité, deux notions que Gary Victor aborde très souvent :
"Je persiste à croire que ce qui est du rêve se confond avec le passé. Le présent lui-même n'est qu'un espace incertain à peine palpable, déjà évaporé alors qu'on n'a même pas profité de ce qu'il offre. L'homme n'a que ses souvenirs et le rêve est le cadre qui amplifie les perspectives, donne plus de luminosité à la mémoire. Le rêve surtout n'appartient qu'au rêveur. Tandis que nous ne sommes pas les propriétaires de nos souvenirs, car ils ont été souvent construits avec d'autres que nous, par d'autres que nous, qui peuvent avoir sur nos réminiscences des opinions et des sentiments différents." (p.128) J'aime beaucoup cette idée dont il parle que nos rêves sont personnels mais pas nos souvenirs, parfois même les deux peuvent parvenir à se confondre. Ne vous êtes-vous jamais posé la question de savoir si ce que vous pensiez être un souvenir n'est pas un rêve récurrent, qui serait entré en vous comme un événement vécu ? Une autre citation sur un thème similaire : "Flotter entre le réel et l'imaginaire met dans un état de doute permanent et de questionnement." (p.232) L'écriture de Gary Victor incite à passer du réel à l'imaginaire, du rêve à la réalité. Elle est simple, directe, belle et à la fois poétique. Je l'avais déjà remarquée dans son superbe roman Le sang et la mer (à l'époque j'encourageais très volontairement à le lire, conseil -que vous devez suivre, vous ai-je déjà déçu ?- que je ne peux que réitérer)
Mais Gary Victor ne se contente pas d'égrener ses réflexions sur ces thèmes, il parle aussi de son pays. Son pays vendu aux dictateurs, à ses brutes qui représentent la face sombre des hommes (un peu comme le portrait de Dorian Gray cachait celle de son modèle) : "Le Président Éternel, qu'on dit être aussi méchant, aussi inhumain -rappelle-toi qu'il a fait fusiller sans sourciller dix-neuf officiers-, n'est que le miroir qui reflète la bêtise, la violence, le mépris de la personne humaine qu'on cultive tant dans notre société. Il est la quintessence de ce que, malheureusement, nous sommes, notre être véritable, notre pur produit." (p.67)
Il est difficile d'y vivre sereinement, soit à cause de la pauvreté, soit à cause des ses opinions soit les deux en même temps. Carl est écrivain, journaliste et ne peut écrire n'importe quoi, il doit sans cesse composer avec son rédacteur en chef -le censeur- et le pouvoir. Malgré tout, il y reste, contrairement à beaucoup qui émigrent pour vivre mieux.
Et puis Gary Victor parle aussi d'amour. D'amour fou. D'amour passionnel, fusionel. D'amour physique aussi, certains passages sans être grossiers sont très explicites. De la difficulté de trouver le ou la partenaire fantasmé(e)(s).
Enfin, tout cela pour vous dire combien ce bouquin est excellent, beaucoup de phrases ont fait écho en moi, m'ont rappelé certains passages pas très faciles de mon adolescence (rassure-toi, maman, je ne suis pas allé dans les bas-quartiers nantais pour voir les prostituées, ni n'ai vécu dans un bidonville !). Comme quoi, même si les conditions de vie sont absolument incomparables, les tourments du corps et de l'esprit sont universels.
Précipitez-vous sur ce roman de le rentrée 2012 !
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