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Voici un livre entouré de quelques mystères à la mesure de son renom secret. Le titre et le nom de l'auteur sont déjà les premières étrangetés ; bien d'autres suivent au cours de la lecture.
Angelus Silesius, qui s'appelle en réalité Johannes Scheffler, appartient à la grande lignée de la mystique allemande. Il arrive plus de trois siècles après maître Eckhart ; il naît en 1624, l'année même où meurt Jakob Böhme - l'un des penseurs qui a eu sur lui la plus grande empreinte. Mais Silesius se distingue d'eux par le fait qu'il exprime dans une poésie de toute beauté la doctrine et l'art de vivre présents en toute mystique. Il est contemporain de la guerre de Trente ans et des poètes baroques allemands, Gryphius, Hofmann von Hofmannswaldau, Casper von Lohenstein, disciples de Martin Opitz, l'auteur d'une sorte de défense et illustration de la langue allemande. La poésie d'une nation en morceaux s'élève et gagne son idiome devant un sol brûlé : elle dit un monde où la vie et la mort se croisent en un jour, où il n'est rien de constant qui ne chancèle.
Silesius également écrit une poésie d'ombres et de lumières ; il excelle dans les paradoxes. La forme choisie, une suite de distiques innombrables, s'y prête admirablement. Tout se renverse en deux vers : pour bien servir Dieu il faut aller au-delà de Dieu même ; il faut rejeter ceux qui nous séparent encore de Dieu, les anges, mais pour atteindre une « surangélité » dont Silesius dit qu'elle est l'essence de l'homme. L'objet du mystique est même un au-delà de la divinité, que l'homme n'atteint qu'en refusant de rester un homme. Ce chemin est une succession de passages « au-delà » - Nietzsche et Rilke, poète d'anges aussi, sont peut-être à son terme lointain. Rien ici qui ait l'accent d'une doctrine de soumission ou de contrition. On n'a guère pu y apprécier une orthodoxie ; au contraire les mots de spinozisme et de panthéisme ont été prononcés à son encontre.
Aussi bien, ce sont souvent des philosophes qui ont su comprendre Angelus Silesius. Leibniz reconnaît la beauté de son oeuvre (bien qu'elle lui semble incliner à l'athéisme). Hegel et Schopenhauer saluent sa profondeur de vue.
Wittgenstein le lisait. Mais au XXe siècle, la renommée d'Angelus Silesius a tenu surtout dans une fleur, cette fameuse rose qui est « sans pourquoi », étudiée par Heidegger.
Et toutefois, une telle gloire a pu masquer ce qu'il y a de simple et de simplement beau dans le livre même , elle a pu dispenser de revenir s'y plonger par-delà ces prismes. Il nous a semblé qu'une oeuvre aussi importante par l'histoire de son influence et par son génie intrinsèque, ne pouvait rester difficilement accessible au public. Cette nouvelle traduction, la première en édition de poche, vise un ton dénué de préciosité, sans ornement et cependant beau autant qu'il est possible. Reconstituer une prosodie française, selon nous, serait allé à l'encontre de ce dessein : le vers libre, qui rappelle le verset biblique (et, en français, celui de Claudel), a eu notre préférence. Une voix simple nous a paru la meilleure, la mieux accordée à la force de cette rare alliance de pensée et de poésie.
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