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Personne, à son époque, n'a éveillé autant de crainte ni de haine que Baruch de Spinoza. Tyrannique séduction, pourtant. La terreur qu'il sut inspirer à ses contemporains l'a sauvé à jamais de l'oubli. Mais reposons-nous aujourd'hui la question : de quoi eut-on peur dans son oeuvre appliquée de moraliste pervers ? Je me demande si ce n'est pas de l'explication d'un fait historique : l'expérience marrane, l'expérience de la fin de toute religion du salut (qui suit immédiatement son apothéose). Je me demande si ceux qu'il fascina et terrorisa ainsi n'eurent pas peur avant tout de leur propre image, réfléchie par celui qui fit de son livre l'expression minutieuse de l'inconscient torturé de son peuple. Et telle est mon hypothèse : Spinoza comme cristallisation théorique d'une perte absolue d'identité, qui sape les fondements de toute conception traditionnelle du sujet. Le caractère imaginaire de toute identité subjective a précisément été vécu par la communauté dont Spinoza représente le sommet comme une expérience déchirante, au moment précis où elle finit par l'expulser. De la conjoncture historique de la liberté hollandaise et de la mémoire tragique du marranisme est née la révolution spinoziste, une des deux ou trois mutations vraiment radicales qu'ait connues l'histoire de la philosophie. Après l'ivresse messianique, le temps est venu du reflux anti-téléologique. La mystique de la délivrance cède la place à cette pratique patiente de la désespérance qu'est la philosophie.
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