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C'est une histoire cruelle, brève et sans illusions comme Jacqueline Harpman sait si bien les raconter. Au crépuscule de sa vie, Henri Chaumont, qui a su dissimuler un appétit pour les personnes de son sexe, considère tristement qu'il n'a pas assez vécu : « J'étais un jeune homme plein d'avenir, je suis un homme sans passé ; on se gaspille ». Des mondanités où ce célibataire se disperse dans un Bruxelles intemporel, serait-ce aujourd'hui ou était-ce hier ?, il a eu au moins une amitié féminine qui a résisté au temps, celle qui le liait avec la belle et féroce Emilienne Balthus. Au début du récit, Emilienne meurt, inconsolable depuis toujours d'avoir perdu son amant, le peintre Léopold Wiesbeck. Elle laisse ses carnets qu'Henri découvre, voyageant mentalement au hasard de ses regrets. Ainsi, enchâssé dans l'intrigue principale, se souvient-il aussi du suicide d'un adolescent qui pensait aimer Henri sans espoir de retour. Il n'avait pas compris qu'Henri lui ressemblait. Fatal malententu !
Il y a quelque chose du Henry James de La Bête dans la jungle dans ce conte macabre, élliptique, immoral, qui n'insiste jamais, mais où l'on se drape de gaieté à chaque deuil, où le sentiment se colore d'un merveilleux gris éternel.
Dans ce roman, on retrouve Emilienne Balthus, le personnage central de « La plage d’Ostende ». Nous voici bien des années plus tard, et la vieille dame vient de mourir, à son plus grand soulagement, elle qui attendait le néant depuis le décès de son cher amant, le célèbre peintre Léopold Wiesbeck. A la fin de sa vie, Emilienne n’avait plus qu’un seul ami et confident, Henri Chaumont, fidèle parmi les fidèles depuis des décennies, à qui elle a légué ses cahiers intimes. Leur lecture sera pour Henri l’occasion de replonger dans le passé, celui d’Emilienne, mais surtout le sien. En même temps que les souvenirs, émergent l’amertume et la mélancolie : Henri réalise qu’il n’a jamais réellement vécu, toujours dans l’ombre, au service des autres, dévoué au point de s’oublier lui-même. Les autres n’ont jamais connu de lui que ce qu’il voulait bien montrer, sans rien laisser deviner de ses penchants homosexuels, lui l’éternel et séduisant chevalier servant de ces dames. Un effacement et un silence qui seront la cause involontaire d’un tragique malentendu et d’un gâchis dont il portera seul le secret.
L’écriture de Jacqueline Harpman est classique et intemporelle, au point qu’on oublie souvent que le roman se déroule dans la seconde moitié du 20ème siècle. Mais ce n’est pas un problème puisque l’histoire qu’elle raconte est elle-même intemporelle : amour, passion, et les souffrances qu’ils engendrent quand ils ne sont pas (ou mal) partagés.
Une très belle écriture au service d’une grande finesse psychologique, pour un roman, certes un peu déprimant, sur l’identité, la vie, les rêves de jeunesse et la façon dont on les réalise, ou pas : « J’étais un jeune homme plein d’avenir, je suis un homme sans passé ; on se gaspille ».
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