Le Petit Prince était un bar tenu par Esther et Italo. La salle pouvait être vide, mais le comptoir ne désemplissait jamais. S'y accoudait André le facteur, dont le départ, parfaite image d'un envol d'albatros, augurait un lâché d'enveloppes depuis les franches ouvertures de ses sacoches brinquebalantes ; Charly aussi, qui avalait ses trente neuf comprimés quotidiens à grandes rasades de blonde pression parce que, assurait-il, la levure de bière a de remarquables vertus digestives. Vincent, n'ayant retrouvé chez lui ni meubles, ni femme, ni enfants, était venu là, naturellement. Il y avait Annie, qui buvait méthodiquement son licenciement, mais se levait pour être en poste à huit heures moins le quart, et me dire vas-y il est temps, mes jours d'examen ; et Jean, tout Stetson et ceinturon-bison, que l'on avait renvoyé de la maison de repos pour tapage nocturne. D'un côté un miroir, de l'autre une fenêtre, mine de rien ça a un sens, Thierry le savait et en parlait bien. Tous assis sur les mêmes tabourets, il n'y avait plus d'éclopés. Ce n'était pas le bout du monde, mais c'était un monde. Il y avait la vie dehors, et la vie du Petit Prince. C'était un dernier refuge, une chaleur toujours accordée. Là, entre ces murs, à la frontière du zinc, il n'y avait rien à perdre, rien à prouver, et parfois rien à dire - juste une certaine forme d'innocence, d'impunité, une liberté aussi, comme lorsque l'on va voir ailleurs et que, tout étonné, on s'aperçoit que l'on s'y sent un peu chez soi.
Alors quand Jean-Pierre Perrin m'a lancé : pourquoi pas un livre sur les bars du bout du monde ? Bien sûr, j'ai dit oui, et je suis allée en parler à Jean-François Clervoy : c'est parti comme ça. Peu à peu le livre s'est construit selon les plans d'un bar idéal, où des voyageurs de tous vols se rejoignent et trinquent. Où ? Pile à la croisée des bouts du monde, impossible autrement. Boxeurs, écrivains, grands reporters, astronautes, navigateurs, commandants de police, enseignes de vaisseaux, ambassadeurs, alpinistes, réalisateurs sont ainsi devenus frères de comptoir, d'un comptoir dont ils sont avant tout les surprenants auteurs.
Beaucoup m'ont dit que le livre serait réussi s'il donnait envie de boire. Alors lisez, et buvez ce que vous voudrez : c'est leur tournée !
E.DURR
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