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A l'automne 2006, j'ai vu apparaître sur les boites bleues des Polaroid 665 une étiquette jaune. En cinq langues, elle annonçait la mort prochaine de ce film. Dans l'industrie, on ne dit jamais qu'un produit est arrêté, on dit qu'il est « discontinué ». Un aveugle est un non-voyant, un sourd est un mal-entendant, un film photo qui meurt est un produit « discontinué ». En anglais: « Product being discontinued ». En allemand « Das produkt wir eingestellt » . En espagnol : « producto està suspendido », en italien : « prodotto fuori produzione ».
Polaroid est une des grandes victimes économiques de l'essor du numérique. Le Pola n&b 665 était le seul film (avec son grand frère, le PN 55 lui aussi « discontinué ») qui délivrait instantanément un négatif en plus du petit « pola » traditionnel. Une fois lavé et séché ce négatif de 8x10cm pouvait être utilisée comme n'importe quel négatif n&b de grand format. Son rendu esthétique était exceptionnel. Souvent abîmé lors du développement instantané, encaissant mal les variations de températures, dôté d'une chimie capricieuse, le Pola 665 possédait une personnalité unique. Depuis ses bords délicatement voilés jusqu'à la douceur et la finesse de son grain même, le 665 était unique.
Son utilisation m'obligeait à utiliser une grosse camera métallique. Avec cet équipement, je m'étais lancé dans une série de paysages, notamment en montagne. J'aimais emporter ce matériel capricieux et rustique sur les chemins de randonnée. J'ai toujours tendance à penser que c'est avec un appareil lourd et contraignant que l'on fait des images qui ont elles-mêmes du poids... Quand la fin du film 665 fut annoncée, j'ai décidé de photographier en en ayant ce compte à rebours en tête : plus que 10 packs (chacun contient 10 vues), plus que 7 packs, 5, 4, 3, 2, 1... Fini ! Il s'agissait d'une nouvelle sensation. A l'heure du numérique où justement tout paraît infini, gratuit, léger, volatile, je me retrouvais dans une économie restreinte, avec la nécessité de penser chaque vue. Et puisque le film était discontinué, j'allais aussi photographier ce sentiment de « discontinuité ». Le hasard des voyages m'a emmené en Islande. Et quoi de plus discontinué qu'un Geyser ? Ou qu'une cascade qui « coupe » brutalement l'écoulement d'une rivière ? En montagne, j'allais maintenant chercher les fortifications abandonnées, vestiges « discontinués » des dernières guerres.
N'étant pas d'une nature mélancolique, je ne me suis pas laissé emporter par une nostalgie passéiste. Au fur et à mesure que je finissais mes derniers Pola 665, ma tristesse s'évaporait. Toute vie, tout bonheur n'est-il pas discontinué ? Du coup, c'est avec une vraie jouissance que j'ai terminé cette série. Finis mes doutes, mes hésitations (ai-je assez d'images ? Ne faudrait-il pas encore aller à Zanzibar, Tombouctou ou Valparaiso ?). Là tout est net : c'est le fabricant qui a décidé et cette contrainte me va finalement très bien. J'ai pris du plaisir à délivrer au compte goutte mes dernières vues. Je recherchais des discontinuités mystérieuses, cachées, aléatoires, je privilégiais les espaces où cette matière unique du film 665 me semblait pertinente. Et c'est ce voyage de deux ans, au coeur de la « discontinuité », que je vous propose ici de partager. Sans nostalgie, ni mélancolie (ou alors si peu...). JCB
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