Nous étions devenus des opprimés, condamnés à une forme d'esclavage, dominés par une autorité supérieure dont la force dépassait de loin la nôtre. Nous étions des esclaves, leurs esclaves : des orphelins des vivants, avait dit une voisine à notre père lorsqu'il était en querelle avec le voisinage. Nous étions ceux que mon père et sa femme avaient pris l'habitude de frapper à propos de tout et de rien (souvent de rien), ceux qui recevaient des corrections aussi bien à la maison que dans la rue, ceux à qui ils n'épargnaient sous aucun prétexte les corvées quotidiennes. Et malheur à celui qui manquait à l'appel ou qui n'exécutait pas convenablement ces nombreuses obligations : son compte était réglé d'avance au vu et au su de tous. Il s'exposait au rituel de la gifle cinglante ou aux célèbres coups de ceinture qui, avec la force de l'habitude imprimaient sur notre peau d'enfant des blessures devenues alors indolores. Et nul ne s'opposait à cette pratique dégradante comme si ces violentes réactions étaient de l'ordre du normal, comme si la servitude était reconnue par tous. Nous étions des petits ouvriers exploités en continu dont la cause et les conditions d'existence n'intéressaient personne : nous étions ceux qui réclamaient dans un silence profond, étouffés par la peur, un peu de respect, de considération et de sentiments. Nous étions des enfants.
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