Inspirée d’une histoire vraie, cette BD apporte des conseils et des solutions pour sortir de l'isolement
Ce livre, sous une apparence de simplicité – simplicité de l’écriture, du style, de la construction – est en réalité extrêmement complexe. S’il s’agissait d’un page-turner à l’américaine, toutes ces bribes d’histoire s’agenceraient petit à petit pour former un dessin plus vaste, la mosaïque s’ordonnerait sous nos yeux. Cela serait extrêmement satisfaisant, nous pourrions y retrouver un sens.
Mais non. Rien de tout cela ici. Le seul lien entre ces différentes histoires, c’est la vie, les hasards de la vie. Et vouloir trouver du sens au hasard, n’est-ce pas, déjà, le sur-interpréter ? L’auteur lui-même hésite entre les deux, comme le montre la scène finale où, à l’heure de reprendre l’avion après avoir été humer la piste de Herschel Grynszpan à Tel-Aviv, il tombe par inadvertance, dans le journal posé sur le siège du taxi, sur un article consacré, justement, à l’histoire d’Herschel, faisant dire à Philippe Rahmy :
« Je ne crois pas aux signes. Pourtant certains hasards objectifs ont valeur de vérité. »
Comment entrer dans ce livre alors ? Je ne garantis pas que ma clé de lecture soit la bonne, mais ce livre est pour moi le récit de la solitude de l’homme. Solitude dans sa vie, solitude dans sa mort, solitude parmi les autres parce que chacun a ses secrets. Ainsi, la grand-mère de Philippe Rahmy, est un mystère : revenue en Europe avec son fils, après l’assassinat de son mari, confie-t-elle l’enfant à ses parents, en Suisse, pour partir s’installer à Paris, puis en Grèce ? Adly, le père de Philippe Rahmy, a, lui aussi, un secret. Dont on ne saura finalement pratiquement rien, parce qu’il ne s’agit pas d’une enquête policière, mais d’un fait de vie. Mais, de façon générale, chacun de nous est un mystère pour les autres. Cette solitude est parfois triste, parfois douloureuse, parfois violente, parfois désespérante. Parfois, elle souligne le cynisme du destin, comme lorsque l’on découvre, parmi d’autres, sur la table du secrétaire Ernst vom Rath le passeport Nansen – document qui, entre 1922 et 1945, permettait à des réfugiés apatrides de voyager – au nom d’Herschel, qui vient de le tuer, mais n’en profitera jamais…
Chacun gardant ses secrets, nous n’avons pas d’autre choix que d’apprendre à vivre avec ce fait incontournable que nous ne saurons jamais tout des motivations de ceux qui nous entourent. Herschel Grynszpan ne sait rien des motivations réelles d’Ernst vom Rath, et réciproquement ; Philippe Rahmy ne connaitra pas les motivations de son père ; de même que ce dernier n’aura jamais eu accès aux motivations de sa mère. La seule chose qui soit à notre portée, c’est de décider, chacun, individuellement, ce que nous allons faire de ces faits dont la compréhension nous échappe.
Ce livre n’est pas un roman, c’est une histoire de vie. C’est ce que nous percevons de la vie, par morceaux épars, avec des pièces qui ne forment jamais un puzzle complet. Certaines pièces manquent, certaines ont été retaillées au couteau. Rien ne s’assemble. Et, comme le dit Philippe Rahmy dans la citation figurant en tête de cette chronique, il n’y a ni début ni fin. Il y a des questions, auquel il a cherché des réponses, consciemment ou non, pendant les 30 ans qui séparent la mort de son père, fin 1983, de cet exercice d’écriture. Ces questions n’ont pas porté uniquement sur son entourage, mais également sur tout ce qui fait la trame, le tissu, de sa propre existence.
Et les monarques, dans tout cela ? Eh bien, chacun pourra y voir ce qu’il veut. Moi, j’y vois une métaphore supplémentaire de cette inaccessibilité de la compréhension. Ils sont encore autant de « pourquoi » qui resteront sans « parce que » : certains migrent, d’autres non, certains forment de petits groupes, d’autres de véritables nuages, sans que l’on sache expliquer ni la raison, ni la périodicité de ce choix. Mais, par leur couleurs mélangées, ils sont aussi représentatifs de cette mosaïque que décrit ce livre : couleurs, nationalités, religions, tout est multiple…
Je l’ai dit en commençant : il s’agit d’un livre complexe. N’en attendez pas un simple divertissement, l’occupation de quelques heures à tuer : ce serait passer à côté de ce qui fait sa singularité… Mais je vous recommande de le lire, d’abord pour (re)découvrir le personnage de Herschel Grynszpan, et pour la réflexion qu’il suscite…
À la mort de son père Adly, Philippe Rahmy ressent le besoin de raconter l'histoire de sa famille et celle d'une figure qui le fascine, sans qu'il comprenne vraiment pourquoi : Herschel Grynszpan, jeune homme juif ayant fui l'Allemagne nazie en 1936 et qui, âgé de dix-sept ans, révolté par la déportation de sa famille et souhaitant venger tout le mal fait au peuple juif, tire cinq coups de revolver sur Ernst vom Rath, secrétaire de l'Ambassade d'Allemagne à Paris, le 7 novembre 1938. On considère que ce fait est à l'origine d'actes de répression vis-à vis des juifs et notamment de la fameuse Nuit de Cristal.
Avec beaucoup de sensibilité, Philippe Rahmy tente de comprendre ce qu'il est à travers l'évocation des siens et la figure d'Herschel Grynszpan. Il lui faudra des années de recherches, d'enquêtes, de réflexions pour tenter de s'approcher de ceux qui ne sont plus, de retracer l'odyssée de sa famille à travers l'Histoire.
Il décide notamment de voyager car il a besoin de voir les paysages qu'ont traversés ceux qu'il aime, de sentir l'air qu'ils ont respiré, d'entendre la langue qui fut la leur.
C'est une histoire peu commune qui est la sienne, au croisement de différents pays, de différentes religions, il est l'enfant d'un métissage, d'êtres qui se sont aimés malgré tout ce qui les opposait.
Un grand-père paternel, Ali Rahmy, qui fait un voyage en Suisse afin d'acheter des vaches pour son exploitation agricole de Moyenne-Égypte. C'est là qu'il rencontre Yvonne Plumard, fille d'agriculteurs : contre l'avis de ses parents, elle abandonne ses études et suit son futur mari en Égypte : Adly, le père de Philippe, naîtra là-bas.
Et puis il y a, fantôme omniprésent, compagnon de route, Herschel Grynzpan qui, avant de commettre son attentat, a laissé cette lettre à ses parents : « Mes chers parents, je ne pouvais agir autrement. Que Dieu me pardonne. Mon coeur saigne lorsque j'entends parler de la tragédie des douze mille Juifs. Je me dois de protester pour que le monde entier entende mon cri et cela, je suis contraint de le faire. Pardonnez-moi. Herschel. »
Il fallait pour l'auteur aller en Israël afin de comprendre Herschel et s'approcher de celui qui n'a jamais atteint la Terre Promise. Mais là-bas, aussi étrange que cela paraisse, c'est de son père, le musulman, qu'il sent la présence : « Oh, père! Toi l'Égyptien dont j'ai recueilli le dernier souffle, je t'aime, coeur battant. Je poursuis Herschel Grynszpan en Israël mais c'est toi que je sens à mes côtés, dans cette froide lumière d'aéroport.» « Il n'est pas innocent que je trouve, à la fois, le lieu et les mots pour raconter mon père, ici, en Israël, où je me suis rendu pour écouter un autre silence, pour raconter une autre histoire, celle d'une famille juive, celle d'Herschel Grynszpan. J'ignore comment ces deux silences se répondent, ces deux royaumes complémentaires, quête biographique et quête littéraire, monde musulman et monde juif, s'ils s'ignorent au fond de moi, ou s'ils ont même conscience l'un de l'autre. Peu importe. Herschel me hante comme me hante mon père, comme l'histoire des Juifs et des musulmans ne cesse de s'écrire, mêlant les voix des morts à celles des vivants. » Deux histoires s'enlacent, se mêlent, s'entremêlent : celle du juif et celle du musulman, deux histoires qui sont la sienne et dont il est le fruit.
En effet, sa grand-mère maternelle, Gertrud, renie le judaïsme et se convertit au protestantisme pour épouser son grand-père Martin, médecin membre du parti nazi.
Rejetée par les siens, elle s'installe à Berlin tandis que Charlotte, sa grand-tante, part en Terre Sainte.
« Peut-être n'aurais-je pas éprouvé la même tendresse pour Israël, si je n'avais pas entendu ma mère me parler de sa tante Charlotte Wolff. J'avais décidé de ne pas évoquer cette jeune fille portant une tresse de cheveux noirs… Je voulais rester l'Arabe Rahmy qui s'adresse au Juif Grynszpan par-dessus un mur infranchissable. Que les camps soient bien délimités. Lui d'un côté et moi de l'autre.»
Mais les deux territoires sont poreux, perméables : Philippe Rahmy EST le juif et l'arabe, il appartient à l'un et à l'autre peuple, il est la tresse qui unit tous ces fils.
Voilà où se trouve Philippe Rahmy, à la croisée de ces chemins, au carrefour d'histoires, de croyances et de terres différentes. Je me dis qu'être porteur de toute cette lignée incite forcément à s'interroger sur la question de l'identité et de la fraternité.
Qui est celui qui est issu de ces mondes, de quel héritage est-il porteur, quelle route doit-il emprunter, dans quelle direction doit-il poursuivre son chemin ?
Ce livre, comme un puzzle, comme un entrelacs de voix, retrace la destinée de chacun des membres de cette famille, effleure leurs secrets qui le resteront à jamais, évoque ce que furent leur vie et leur mort.
Comme des monarques, ces papillons qui traversent plusieurs pays, plusieurs continents, toujours groupés, la famille de Philippe Rahmy, issue de différents peuples, a su rester une malgré les divergences d'origines, de croyances et de pensées. C'est peut-être précisément le message que l'auteur nous livre ici à mi-voix : les frontières n'arrêteront jamais personne car, au fond, elles n'existent pas, n'ont rien de réel, de tangible. Elles ne séquestreront jamais les hommes qui de tout temps ont traversé les continents, les océans pour vivre ensemble.
Leurs enfants en sont le fruit.
Philippe Rahmy le sait, il est l'un d'eux.
Un très beau texte empreint de sensibilité, d'humanité et de générosité… Une voix rare et sensible à découvrir absolument.
Alors que je terminais cet article, je découvre par hasard une chronique qui m'apprend que Philippe Rahmy est décédé le 1er octobre 2017 à l'âge de 52 ans de la maladie des os de verre.
Je n'ai rien changé à ce que j'ai écrit. Je n'en ai pas le coeur. Un écrivain dont on partage l'intimité, même le temps d'un livre, ne peut pas ne plus être...
LIREAULIT http://lireaulit.blogspot.fr/
« Que de fois n'arrive-t-il pas, dans le cours de notre vie, que le mal que nous cherchons le plus à éviter, et qui nous paraît le plus terrible quand nous y sommes tombés, soit la porte de notre délivrance, l'unique moyen de sortir de notre affliction ! ». Cet extrait, emprunté au début du roman à Daniel Defoe, illustre parfaitement les sentiments d'Abel, le narrateur.
Londres, à la veille de l'ouverture des JO.
Abel, français expatrié, est en plein marasme professionnel et personnel : Firouz, son mentor, le vire de la banque où il travaille comme trader et il traverse une grave crise conjugale avec Lizzie depuis la naissance de leur fille Allegra.
Abel finit par se retrouver seul dans une chambre d'hôtel où vivent des réfugiés mais aussi des âmes errantes comme lui. On découvre au fur et à mesure à la fois l'événement qui a déclenché la chute d'Abel mais aussi les conséquences psychologiques l'amenant à penser, concevoir l'inimaginable. C'est l'histoire d'un homme désespéré mais aussi en colère.
Allegra, plus qu'un prénom d'espoir, un mot qui s'effiloche, se dilue dans les méandres de la vie d'Abel.
J'ai eu beaucoup de mal à entrer dans l'histoire d'Abel, à savoir où l'auteur souhaitait m'amener. Petit à petit, on se demande comment il en est arrivé au choix qui est le sien. La fin, brutale, nous livre la clé et nous laisse abasourdis.
Un roman qui montre ce que la colère, la douleur, le désespoir peuvent engendrer de pire.
Né à Genève en 1965 de père franco-égyptien et de mère allemande, Philippe Rahmy est atteint de la maladie des os de verre. Égyptologue, licencié en philosophie, il collabore au site www.remue.net. Il a publié deux recueils de poésie aux Éditions Cheyne : "Mouvement par la fin", avec une postface de Jacques Dupin (2005), couronné par le Prix des Charmettes/Jean-Jacques Rousseau et "Demeure le corps" (2007).
J'ai découvert Philippe Rahmy il y a quelques années en lisant "Mouvement par la fin : un portrait de la douleur", son premier livre paru en 2005 chez Cheyne-éditeur et recommandé par un de mes amis. Atteint de la maladie des os de verre, Rahmy tente tant bien que mal de "contrôler" cette douleur.
Dans "Béton armé", l'auteur part en Chine invité par la très officielle Association des écrivains de Shanghai qui lui propose une résidence d’écriture. N'étant pas un grand voyageur, l'immersion dans cette mégapole chinoise est un véritable choc pour lui : "Shanghai n’est pas une ville. Ce n'est pas ce mot qui vient à l'esprit. Rien ne vient […] Un tumulte, un infini de perspectives, d'angles et de surfaces amplifiant le vacarme […] Des foules béantes s'étirent à perte de vue […] Des foules miroirs se font face sur les boulevards (…) chacune hypnotisant sa moitié complémentaire. Shanghai est à la fois mangouste et cobra."
Philippe Rahmy est impressionné par l'architecture et le flux incessant des piétons : "La ville se dresse. Paysages vertical d’éléments inertes, signes de pouvoir […] Comme la vache qui regarde passer les trains, je ne comprends pas ce que je vois. Je suis fasciné par le mouvement."
Tout le long du livre, il nous décrit des scènes de la vie quotidienne de Shanghai qui étonnent, font sourire ou révoltent les voyageurs occidentaux.
Son style composé de phrases courtes mais percutantes fonctionne comme un marteau sur le lecteur qui lui permet ainsi de s'imprégner du texte. À travers ses rencontres avec les écrivains invités en résidence et les membres de l’association des écrivains de Shanghai, Rahmy s'interroge sur lui-même et le rôle de la littérature. Cette expérience littéraire a été très enrichissante pour Rahmy qui évoque un lien très fort avec Shanghai : "Ce que je cherchais se trouve pour part dans cette ville et pour part à l'intérieur de moi […] je perçois un rapport entre cette ville et mes souvenirs."
Philippe Rahmy a obtenu la mention spéciale du jury du Prix Wepler 2013, qui "récompense l’excès, l’audace, l’érudition et l’inclassable", pour "Béton armé."
Pour en savoir plus sur ce livre remarquable, je vous invite à lire une excellente critique sur le site internet suivant : http://sebastienrongier.net/spip.php?article263.
Bonne lecture !
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