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Au début de l’été, les Éditions des Femmes – Antoinette Fouque ont publié la version poche de ce roman de l’autrice roumaine Alina Nelega. Il s’agit du premier roman traduit en français de l’autrice, elle est également à l’origine de nombreuses œuvres dramatiques, elle est l’une des personnalités des plus importantes du théâtre roumain, et est d’ailleurs reconnue à l’étranger pour ses pièces. On se retrouve encore ici, dans la décennie précédant la chute de Ceaușescu, ces années 1980 qui furent les dernières années du communisme et de roumains qui avaient à peine la liberté de respirer. Ce qu’elle a porté à la scène, elle l’a mis en fiction dans ses romans : comme chez Simona Sora, comme chez Corinna Sabau, c’est le droit, ou plutôt le non-droit, des femmes au sein de cette Roumanie totalitaire : interdiction d’avorter, interdiction de vivre un amour gay ou lesbien. Le roman s’épanche autour de ce dernier interdit.
Cristina Nemeș est une jeune femme de Transylvanie, diplômée des Lettres à Cluj : au lycée, elle avait pour amie Nana, une jeune fille issue d’une famille riche, un frère à ses côtés, des parents toujours occupés à d’autres choses que l’éducation de leurs enfants. Une amitié aussi ambiguë d’un côté comme de l’autre. La vie étant ce qu’elle est, jeunes femmes, elles se perdent de vue, Cristina devient professeur, et écrivain, Nana devient actrice, sur les scènes de Roumanie. Cristina épouse Radu, le frère de Nana, un jeune homme qu’elle connaît bien, pour lequel elle éprouve un attachement et une affection sincères. Mais le régime totalitaire rend les conditions de vie difficilement supportable, et en premier lieu les difficultés d’approvisionnement, qui régissent la vie de la population roumaine ; travailler pour pouvoir survivre, se démener pour pouvoir travailler, obtenir un poste de professeur, gagner quelques sous pour pouvoir manger.
C’est touffu, c’est dense, foisonnant car le récit, de façon discontinuée, s’étend depuis l’enfance des jeunes filles en 1979 jusqu’à l’âge adulte, la période postrévolutionnaire. Comme une observation de l’évolution du pays à partir du point de vue d’une jeune femme presque normale, si elle ne devait passer sa vie à la refouler, tout comme sa créativité littéraire, qui par miracle revient le jour ou le poids de la dictature, et ses interdits, sont derrière elle. Un récit très riche, qui fourmille de détails en tout genre, sur tout, sur chaque aspect de la vie de Cristina et du monde qui l’entoure, et surtout un récit qui ne manque pas d’ironie, à commencer par le surnom utilisé pour désigner le dictateur roumain le camaradebienaimé. On appréciera le néologisme à sa manière de montrer qu’il ne s’agit d’obéir et de recracher ce que le parti exige d’eux, le respect inconditionnel et l’admiration béate du dirigeant. La moindre critique étant prohibée, utilisons donc le sarcasme.
Récit et discours, libre, mélangés, la voix des personnages – celle du camarade inspecteur, celle de la professeure de chimie des débuts et de tant d’autres, est intégrée au récit de Cristina, qui semble s’acharner à porter le maximum de voix possibles pour donner un aperçu le plus proche possible de ce qu’est la réalité du monde de Cristina, comme celle de celle de ses concitoyens : double. Celle que l’on voit, qu’on entend, qui ressort des discours des uns et des autres, et celle que l’on tait, tue derrière les silences, les faux-semblants, les discours de propagande, le formatage des individus à devenir de futurs parfaits ouvriers ou ingénieurs communistes, activistes du parti, qu’est-ce que c’est cette idée de savoir-faire une urne grecque, ou de faire du théâtre, en lieu et place de préparer son bac ? À quoi bon ? Éduquer, redresser, formater, comme si de rien n’était, ce ne sont pas les camarades est-allemands militant pour une Allemagne communiste qui vont faire mentir les méthodes du Parti.
Faire semblant, c’est bien ce que dénonce ici Alina Nelega, nier sa sexualité, nier sa personnalité derrière un décorum, celui de la parfaite épouse et mère de famille, professeur d’anglais. Derrière la figure de Cristina, mais aussi de Nana, personnage qui apparaît plus ponctuellement, on observe la place faite à la femme, qui existe difficilement en dehors de la voie cloutée du Parti, et forcément une forme de féminisme, obligé si Cristina et Nana ne veulent pas sombrer en s’oubliant totalement. Un lieu et un temps où les violeurs ne se souciaient pas des conséquences de leur crime, naturellement la femme a le mauvais rôle, toujours. Et comme on n’avorte pas – du moins officiellement – en Roumanie sous Ceaușescu, dès lors que le viol est suivi d’une grossesse, c’est encore et toujours, la victime qu’on invective. J’avoue que l’agacement était très fort lors de certaines scènes ou Cristina est confrontée à ces relents de sexisme et conservatisme, dans lesquels elle essaie de se maintenir la tête hors de l’eau tant bien que mal. Une exaspération à la hauteur de l’injustice ambiante.
(...)
Roman très dense dont il se dit qu'il a profondément marqué les habitudes littéraires roumaines, d'abord par le sujet principal, l'homosexualité féminine, très peu abordé auparavant et ensuite parce qu'il est situé dans une époque difficile, la fin du régime dictatorial des Ceausescu. Je suis sans doute passé un peu à côté de ce texte profond et très dense, pourtant fort bien écrit -et donc traduit- qui pourrait passer au départ pour un roman de la découverte de sa sexualité pour la narratrice, mais qui, doucement et sûrement creuse à la fois ce thème -l'homosexualité est punie moralement certes, mais aussi pénalement- et celui du pouvoir autoritaire, de la police politique, de la corruption...
L'écriture est moderne, vive, fluide et fine, parfois ironique, oralisée, familière. Elle colle à Cristina et à son histoire. Voici les premières lignes : "Fin d'année scolaire, la terminale, le bac est tout proche, on va au lycée les après-midi, les cours sont affreusement barbants, surtout le dernier, l'éducation civique -qui a lieu aujourd'hui en présence d'un invité officiel, un camarade inspecteur venu tout exprès nous parler orientation professionnelle. Le matin, l'école est réservée exclusivement aux élèves les plus jeunes, ceux de terminale, eux, ils sont assez grands pour rentrer le soir à la maison. Et ça ne leur déplaît pas vraiment de se retrouver seuls dans tout le lycée ; avec deux autres terminales, les classes "parallèles", avec la vieille bâtisse en pierre rien que pour eux. Il y a davantage de mystère l'aprèm, et puis il fait moins froid, on n'est plus obligé de garder ses gants pour prendre des notes, à présent il fait même doux, dehors, une pluie se prépare, son odeur pénètre par les fenêtres entrouvertes et on a comme une sensation de clandestinité, il y a moins de brouhaha dans les couloirs, moins de profs dans l'école, on peut fumer tranquilles dans les toilettes, et si tout le monde est impatient d'arriver en terminale c'est pour pouvoir faire la grasse mat'." (p.13)
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