Premier roman avec Le sympathisant, Prix Pulitzer : Viet Thanh Nguyen est une météorite dans le ciel des lettres américaines. Il arrive en tête du palmarès des romans étrangers préférés de la rentrée sur lecteurs.com. L’explorateur Dominique Lemasson explique pourquoi.
« Je suis un espion, une taupe…un homme à l’esprit double…le mois dont je parle c’est le mois d’avril, le plus cruel de tous…un avril qui changea tout pour les habitants de notre petite partie du monde et rien pour la plupart des habitants du reste du monde ». Ces quelques lignes extraites de la première page plongent le lecteur dans le chaos de Saïgon à la fin avril 1975, quelques heures avant la prise de la ville par les communistes. L’introduction est magistrale, la suite est à l’avenant; de la constitution de la liste des 92 élus qui vont pouvoir s’échapper, jusqu’à l’embarquement final, quatre ans plus tard, parmi les « boat people » en passant par Hollywood, Le Sympathisant nous entraine avec ses amis, sa famille, ses collègues militaires vietnamiens et américains, ses victimes et ses bourreaux à partager son parcours dans « cette expérience qu’ils appellent sans rire la Guerre Froide ».
La scène (j’allais dire la séquence tellement il me semble que ce roman pourrait être un film) de l’attente à l’aéroport est ébouriffante : la piscine transformée en urinoir, l’entrain joyeux des prostituées au milieu de l’angoisse générale, l’entassement dans le C130 avant qu’il ne soit cloué au sol, les tirs amis pour punir les fuyards, l’envol enfin au milieu des missiles. Le procédé narratif utilisé (le narrateur contraint de confesser son histoire à son geôlier) permet de décrire une situation dramatique intense sans occulter le caractère ironique, impertinent et souvent drôle du Sympathisant en lien, je suppose, avec la formule consacrée qui prétend que l’humour est la politesse du désespoir :
« Je gardais mon regard accroché au sien, tâche extrêmement difficile, étant donné la force gravitationnelle exercée par son décolleté… le décolleté séparait l’homme de la femme. Les hommes n’avaient pas l’équivalent sauf, peut-être, le seul type de décolleté dont se souciait vraiment la femme: l’ouverture d’un portefeuille bien garni »
Ce roman se lit comme un roman d’aventures, mais j’y ai trouvé également au-delà des évènements dramatiques magnifiquement décrits, toute une gamme de –sentiments humains : l’amour filial et maternel, l’amitié, la culpabilité, le racisme, la douleur, le sacrifice, la peur, la douleur de l’exil et celle du déclassement, la honte, la compassion ou le remords – et de personnages : le héros, le lâche, le profiteur, le tortionnaire, l’universitaire imbu de son savoir, le politicien qui « (comme) le requin, obligé de nager pour survivre, doit remuer constamment les lèvres », le GI de 19 ans découvrant que, « dans ce monde idyllique, il n’était plus Clark Kent mais Superman du moins eu égard à la gent féminine», le réalisateur de cinéma « affable et fanfaron…aussi fragile que les stars de cinéma mais beaucoup moins riche et glamour », le commissaire politique et « la créature la plus dangereuse de tous les temps : le Blanc en costume cravate » !
Le temps de boire (enfin) du bon whisky en dissertant sur Un Américain bien tranquille (il me semble retrouver trace de l’intrigue du roman de Graham Greene dans ce qu’il advient de Sonny le journaliste) voici notre héros propulsé conseiller sur le tournage d’un film hollywoodien à gros budget sur la guerre du Vietnam. Profitons de l’analogie cinématographique pour décerner une mention spéciale, disons la palme d’or, à la façon dont il égratigne l’ami américain : « Ce napalm …lumière suprême de la civilisation occidentale puisque, selon les cours (de la CIA) il avait été inventé à Harvard »
Oscar de la figuration pour les militaires sud-vietnamiens ayant réussi à se réfugier aux USA: « Notre 1er ministre, général de l’armée de l’air avait demandé à tous les habitants de se battre jusqu’au dernier…(et) fui en hélicoptère après la diffusion de son héroïque message »
Prix spécial du jury pour ses amis communistes : (Au camp de rééducation) « le but de l’éducation c’est d’obtenir de l’élève qu’il dise sincèrement ce que le maître veut entendre » ou encore : « Avant la victoire les étrangers nous brutalisaient, nous terrorisaient, nous humiliaient, à présent ce sont nos compatriotes qui nous brutalisent, nous terrorisent et nous humilient, il faut croire que c’est un progrès »
Ce premier roman de Viet Than Nguyen est une très grande réussite, saluée aux Etats-Unis par un prix Pulitzer ; les idéologies mortifères du siècle passé ont servi de paravent à la soif du pouvoir et de ses avantages au mépris de tout et de tous, au prix du sang et des larmes. Le Sympathisant leur fait passer un sale quart d’heure mais ne l’ont-elles pas mérité ? « Vous avez trop de compassion » lui dit le général… c’est précisément ce qui parvient à le rendre sympathique…
Une sélection de Karine Papillaud
Jolie chronique ! Je me laisserai peut-être tenter par ce roman finalement ;)