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Agatha Christie s’est trompée, oui, elle s’est trompée !

Enquête sur le chef-d'œuvre "Dix petits nègres", avec Pierre Bayard, que nous avons rencontré

Agatha Christie s’est trompée, oui, elle s’est trompée !

La Vérité sur Dix petits nègres de Pierre Bayard (Editions de Minuit) révèle qu’une fois encore, un roman aura été plus fort que son auteur. C’est le cas du chef-d'œuvre d’Agatha Christie, lu par des millions de personnes dans le monde.

Il y aurait un indice majeur, une clé invisible dans Dix petits nègres qui réfuterait radicalement la résolution du meurtre par Agatha Christie. Personne ne l’aurait vu, ni les personnages, ni les critiques et encore moins les lecteurs. C’est en tout cas ce que prétend le narrateur de ce livre de Pierre Bayard, qui ne dévoilera son identité qu’à la fin d’une démonstration magistrale. On sait simplement qu’il est un des personnages du livre mais ne souhaite pas influencer son lecteur en se dévoilant.

 

Et si la lecture était une expérience d’hallucination collective ?

Tout au long de La Vérité sur Dix petits nègres, Pierre Bayard décortique le roman et la démarche d’Agatha Christie, tranquillement, et avec un humour aussi élégant qu’irrésistible. Il fait des ponts avec l’œuvre de l’un de ses contemporains, John Dickson Carr et son Meurtre après la pluie, publié la même année que Dix petits nègres et qu’il présente comme son allégorie. Sous les intrigues, les deux romanciers mènent ensemble une vraie réflexion sur l’aveuglement et l’illusion, sur le modèle de La Lettre volée de Poe.

Pierre Bayard aussi. Psychanalyste, universitaire et président d’honneur du passionnant site InterCriPol, l’interpol de la fiction, il mène depuis dix-neuf livres une passionnante étude sur la littérature, la lecture, à travers ses protagonistes que sont l’auteur, le lecteur et l’énigme permanente que représente le personnage.

Un livre qui se dévore comme un roman, passionnant comme un polar, réjouissant d’intelligence et de malice, dont Pierre Bayard raconte les coulisses dans une interview qu’il a bien voulu nous donner.

Karine Papillaud

 

La Vérité sur Dix petits nègres n’est pas votre première contre-enquête sur un roman. Vous en avez mené dans Qui a tué Roger Ackroyd ?, Enquête sur Hamlet et L’Affaire du chien des Baskerville. Vos « victimes » sont Agatha Christie, Conan Doyle et Shakespeare. Quelle était la motivation de cette thématique ?

C’est une trilogie en 4 volumes – après tout pourquoi les trilogies n’en comporteraient-elles toujours que trois ? – dont le principe est d’associer de façon ludique deux genres antithétiques, le roman et les sciences humaines, c’est à dire une enquête policière classique, qui révèle à la fin l’identité du véritable assassin, et une réflexion plus théorique.

 

Pourquoi avez-vous choisi ces auteurs ?

Dans mon esprit, on peut faire de la critique policière sur n’importe quel livre. Mais il est plus simple de proposer à la réflexion des chefs d’œuvres de la littérature mondiale que chacun connaît, au moins vaguement. Dix petits nègres, par exemple, a été lu par 100 millions de lecteurs depuis 80 ans. Hamlet est aussi une œuvre dont chacun a plus ou moins l’histoire en tête. Ce n’est pas à proprement parler un roman policier, mais est-on sûr que Claudius soit bien l’assassin du père d’Hamlet ? Quant au Chien des Baskerville, c’est la plus célèbre des enquêtes de Sherlock Holmes, un chien qui est surtout victime d’un délit de faciès !

Dans les quatre livres qui appliquent cette méthode de la critique policière, j’embarque le lecteur dans une expérience volontaire d’aveuglement qui lui permet de réfléchir sur la littérature et sur lui-même. Mais cette méthode est aussi pratiquée sur de nombreux textes – pas nécessairement policiers – par des collègues et moi-même sur le site de l’association InterCriPol (intercripol.org).

 

Dans La Vérité sur Dix petits nègres, vous dites qu’Agatha Christie s’est trompée de meurtrier. Comment un romancier peut-il se tromper sur ses personnages ?

Les textes sont toujours plus riches que leurs auteurs, en particulier dans le genre policier. Le fait de les lire différemment, sans toutefois en changer une ligne ou un mot, est une manière de rendre hommage aux auteurs. Sans doute se sont-ils trompés, mais c’est en produisant un texte plus fort encore que ce qu’ils pensaient.

Dans la vingtaine de livres que j’ai écrits, et plus particulièrement dans les quatre où j’applique cette méthode de la critique policière, il faut entendre l’admiration que je porte aux écrivains, l’humour n’interdisant pas le respect. Et ce d’autant plus que le texte choisi conduit souvent à explorer le reste de l’œuvre. Ce qui manque par exemple à Dix petits nègres et rend la solution d’Agatha Christie « boiteuse » se trouve dans le roman qui le précède et celui qui le suit. On dirait qu’Agatha Christie s’est aperçue de son erreur dans Dix petits nègres et a voulu inconsciemment la corriger dans Meurtre au soleil.

 

La romancière britannique Agatha ChristieAgatha Christie

 

A plusieurs reprises, vous évoquez l’incapacité du lecteur à déceler les invraisemblances que vous pointez. Est-ce une complicité inconsciente ?

Je réfléchis dans une partie du livre sur ces phénomènes d’aveuglement. Parmi les explications, on peut citer le détournement d’attention, dont sont coutumiers les prestidigitateurs comme les criminels, mais aussi ce que les cognitivistes appellent des biais, tous ces préjugés qui font que notre réflexion est orientée à notre insu dans une certaine direction.

 

Quelles relations entretenez-vous avec ce personnage qui n’est pas le vôtre ?

Il y a toujours un narrateur dans mes livres qui n’est pas moi-même, c’est en cela que ce sont des textes de fiction. Ici, la particularité c’est qu’il ou elle préexiste à mon livre, puisqu’il (elle) a été inventé(e) par Agatha Christie.

C’est une expérience singulière de se retrouver à l’intérieur d’un assassin, plus éloigné tout de même de moi que mes précédents narrateurs, la distance n’interdisant pas une forme de fascination, puisque je vois le monde par ses yeux !

 

Pourquoi le lecteur « marche »-t-il sans discuter ?

Prenons l’exemple de Dix petits nègres : depuis 80 ans que le livre a été publié, des millions de lecteurs sont passés sans broncher sur l’épisode de la tempête, qui intervient dans le livre comme un élément décisif du modus operandi du meurtrier. Et pourtant, cette tempête est une faille majeure dans la démonstration d’Agatha Christie. Elle empêche les victimes de s’échapper de l’île. Mais comment l’assassin pouvait-il prévoir qu’il y en aurait une ? Pourquoi personne n’a-t-il remarqué ce problème jusqu’ici ?

Je vous répondrais que le lecteur « marche » parce qu’il aime les histoires. Nous avons tous un grand désir de récit. La force inconsciente du roman policier est de nous faire passer par de multiples angoisses, pour aboutir à une solution rassurante. Il fournit ce que nous recherchons profondément, à savoir du sens. Car nous ne vivons plus à l’ère des grands récits, qu’offraient, par exemple, les religions. Le roman policier comble ainsi ce désir de sens. Vous remarquerez que ce désir de récit, à une époque où on lit moins, est passé dans les séries, qui jouent avec nos peurs et rétablissent elles aussi une forme de sens.

 

Comment lisez-vous, entrez-vous pleinement dans une œuvre ? Etes-vous un lecteur candide ?

Je suis un grand lecteur, contrairement au narrateur de Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? J’ai deux modes de lecture. Je peux me laisser piéger et me perdre dans l’univers du livre. Mais je pratique aussi une forme de lecture plus professionnelle, à laquelle je m’astreins quand je prépare un livre ou des cours pour mes étudiants.

 

Le roman n’exige-t-il pas un pacte d’innocence de la part du lecteur avec le romancier ?

Je parlerais plutôt d’une part d’enfance. Nombreux sont mes collègues qui n’aiment pas Agatha Christie mais je continue pour ma part à relire les livres de mon enfance, comme Le Club des cinq, avec beaucoup de plaisir. Je suis capable de redevenir un enfant qui lit, s’isole du monde et croit tout ce qu’on lui raconte.

C’est à cela que correspond ma théorie de l’autonomie du personnage, dont je prétends qu’il dispose à la fois d’une forme d’existence et d’une forme de conscience. Les romanciers le disent eux-mêmes, leurs personnages leur échappent.

Dans La Vérité sur Dix petits nègres, j’avais envie de faire sortir le personnage du livre – le ou la criminel(le) qui raconte l’histoire au lecteur –, comme Woody Allen le fait dans La Rose pourpre du Caire.

 

Votre livre montre aussi que l’auteur n’est pas maître de son histoire puisqu’il peut se tromper de meurtrier !

Mon projet est de déstabiliser le lecteur, en montrant à quel point le texte littéraire est complexe et peut conduire à mettre en doute l’auteur lui-même, qui ne sait pas tout sur la vie de ses personnages.

Dans la critique policière, le principe est de proposer une lecture très différente de ce que propose l’auteur, sans toutefois rien modifier au texte. Cette pratique interroge ce que sont l’interprétation et la fabrique du sens. C’est ainsi d’ailleurs que procèdent les complotistes, en captant des détails minuscules et en les reliant en une lecture paranoïaque. Après tout, et quelle que soit la validité de ma démonstration, la solution que je propose n’est pas la bonne puisque ce n’est pas celle d’Agatha Christie, et pourtant, je crois, elle tient !

 

C’est un modèle qui ne fonctionne qu’avec la matière littéraire ou qu’on peut appliquer à d’autres objets ?

Ce principe de fabrication paranoïaque du sens peut facilement être utilisé en dehors de la littérature et, par exemple, s’appliquer à la politique. L’avantage de la littérature, c’est que les enjeux y sont plus limités. Pourquoi ne pas l’utiliser pour lutter contre les fake news ? Mes livres, d’une certaine manière en fabriquent, mais c’est pour mieux les déjouer en montrant leur mécanisme.

 

Pierre Bayard, vous êtes psychanalyste. Qu’est ce que la littérature apprend, apporte à la psychanalyse ?

La littérature permet de connaître le monde psychique et fournit des éléments de théorisation parfois plus complexes et plus riches que les sciences humaines. Pensez à Maupassant, à Stevenson, à Proust, à bien d’autres. Elle propose des modèles alternatifs aux modèles freudiens, comme la théorie des personnalités multiples que j’évoque dans L’Enigme Tolstoïevski, théorie qui a fait florès aux Etats-Unis après être née en France et qu’illustrent de nombreuses œuvres. Les livres ont encore beaucoup à nous apprendre sur nous-mêmes !

 

Propos recueillis par Karine Papillaud

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