"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Le narrateur enquête sur son grand-père, personnage autour duquel semble planer un lourd secret. De fait, atteint semble-t-il de maladie mentale (mais de laquelle, au juste ?), il a été interné à plusieurs reprises, à l'époque de Franco. Les traitements qu'il y a reçus n'ont permis que de l'abrutir. Parallèlement à cette enquête familiale intervient alors un autre niveau de lecture : l'histoire de la psychiatrie espagnole sous Franco. Une autre enquête en somme, passionnante, qui dénonce des abus (l'enfermement des femmes de Républicains, le commerce de leurs bébés volés etc.) et interroge donc profondément le sens et le rôle de l'institution psychiatrique, et par là-même le statut de ce qu'on appelle " folie ".
Un autre personnage se dessine au fur et à mesure des pages: "l'île", où la famille du narrateur, s'est installée dans les années 1960. Et en particulier le quartier West End, quartier de la fête et de la débauche, des jeunes, des riches, des étrangers venus y perdre la tête. Autre histoire de folie?
Diverses strates, divers discours, diverses mémoires de l'histoire du pays, qui confèrent au roman une particulière richesse, accentuée encore par des registres de langues différents pour chaque " lieu " du récit. On est emporté, pris par la découverte de ces années sombres décrites de façon si vivante et émouvantes, sans pathos, mais avec une réelle empathie, par l'auteur.
Crépusculaire, l’incontestable sommet littéraire. Une fierté éditoriale et de traduction de l’espagnol par Maïra Muchnick.
Mémoriel, l’urgence d’une prise de parole spéculative. Une île qui ne renonce pas. Étincelante et vibrante, elle s’étire dans ce livre, sans relâche, altière et endurante. Prête à coopérer à la beauté de ce récit. Elle cède le passage à José Morella, le devoir de mémoire en front de mer.
Il collecte la parole. Polyphonie d’une famille, la sienne.
Le narrateur et écrivain dévoile l’idiosyncrasie et les habitus des hôtes de cette île jamais nommée. On devine Ibiza dans les années 1970 et son moderniste qui prend forme. Un antre mutant où gravitent le passé et le présent, fusion qui prend vie envers et contre tout. José Morella rassemble l’épars.
« Je vais écrire un livre sur le grand-père Nicomedes, dis-je à ma mère au téléphone.
-Grand-père, répétait-elle comme si elle avait oublié le sens de ce mot. »
Lui, venu d’Andalousie où il travaillait la terre de ses mains. Le gain opératif et le ciel pour témoin de ses forces.
« Il n’avait pas un centime, mais chez un journalier le sac de lentilles ou de patates ne vient jamais à manquer. »
Hébergé dans un immeuble spartiate avec les siens, le travail collectif, abandonné dans cette nostalgie silencieuse, l’argent ne correspond plus à son idéal de pensée. Il résiste malgré tout, entre crises et violences, le corps en fureur, les gestuelles incomprises, la maladie mentale, tarentule sournoise.
José Morella cueille les mots de sa mère, qui ne savait ni lire et écrire, lui, le premier à naître dans une maternité. Il entend la voix douce dire, l’effort surhumain pour affronter les fléaux qui perturbent un patriarche, un père, faible et démuni.
On ressent une solidarité dans cette famille. Malgré le mutisme et les faux-semblants, faire comme si. Ne jamais nommer les névroses, la folie, les psychoses de Nicomedes.
L’éloigner dans un asile de longs mois. Revenir, plus abattu que jamais, emmuré dans ses torpeurs, le vide aux abois. Mais l’île pendant ce temps acte sa bravoure et ses mutations. Les touristes de plus en plus nombreux, les constructions vite bâties et hideuses pour ces vacanciers venus de la terre ferme en l’occurrence l’Andalousie quêter un semblant de vie et de dépaysement dans l’ère du franquisme.
« West End » épicentre, plus qu’un emblème, le microcosme sociétal.
« Il existait dans les années soixante-dix un bus de nuit qui reliait les hôtels de la côte Est de l’île aux quartiers plus animés de la partie Ouest. L’entreprise propriétaire de cet autobus avait baptisé ce « tour » pour touristes « The West End Expérience »
Le récit est d’une choralité talentueuse. Un lever de voile sur les enjeux politiques et sociologiques. José Morella pointe du doigt là où ça fait mal. Ce qui se cache comme poussières sous le tapis.
« Les idées des fascistes espagnols, italiens, portugais ou allemands sont la preuve la plus évidente que le concept d’intersectionnalité ne fait pas fausse route. Il suffit de se reporter au titre d’un des articles de Vallejo Nájera : Recherches psychologiques à propos de marxistes féminins délinquants. Femmes, rouges, délinquantes et folles. Le tout dans une même étude de terrain, un même sac, un même camp de concentration, prison ou asile de fous. »
Nicomedes le symbole, taiseux et timide, inondé de médicaments, homme fragile et démuni, tant son mode de défense était la soumission. La dépression d’un homme pétri d’humanité, mais invisible. Ne pas nommer sa maladie, jamais.
« La santé de Nicomedes était enveloppée de mystère, de peur, de honte… La neuvième crise : il travaille comme balayeur, cela lui fait honte. La liste est d’une clarté douloureuse. »
« West End » est magistral. L’ombre et la lumière sur une île et dans le cœur de chacun.
Un kaléidoscope magnifique et douloureux tant le prisme de la maladie mentale était un mobile pour un régime totalitaire d’anéantir ses enfants.
José Morella est un passeur, sensible et lucide. Ce livre à haut potentiel cinématographique, merveilleusement déplié intense et sensible, patient et obstiné est une prise de conscience sur l’urgence de la parole et la compréhension intime de la folie.
Une histoire de vie fusionnelle et inoubliable. Publié par les majeures Éditions Signes et Balises.
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