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Katia et Oksana pleurent la perte de Sacha, colonel de l'armée ukrainienne, décédé d'un arrêt cardiaque, mais continuent à lui parler comme s'il était encore auprès d'elles. Après quelques années, la blessure guérit, mais une guerre éclate en Ukraine. Sacha apparaît alors : il veut retourner dans ce monde pour remplir son devoir militaire et protéger sa famille et son pays.Le Dépôt de grain est une pièce sur les événements tragiques de 1933 en Ukraine, lorsque les autorités soviétiques ont créé une famine génocidaire artificielle, l'Holodomor, lors de laquelle plusieurs millions d'Ukrainiens sont morts. La pièce est basée sur l'étude de documents historiques et d'histoires familiales personnelles de l'autrice, et vise à raconter cette tragédie au monde et à nous-mêmes, à analyser, à considérer ses conséquences et à trouver d'éventuels parallèles dans les sphères politiques et sociales de l'Ukraine moderne, avec l'espoir d'en tirer des leçons et de surmonter le traumatisme national.
Natalka Vorojbyt est née à Kyïv en 1975. Elle a écrit une vingtaine de pièces, dont Mauvaises Routes, créée en 2017 au Royal Court de Londres, lue en 2022 par Lucie Berelowitsch à l'Odéon - Théâtre de l'Europe puis par Marcel Bozonnet au Palais des Papes à Avignon, et dont le film -qu'elle a réalisé- a remporté de nombreux prix.
Commençons donc par Sacha, sors les poubelles, avec ses trois personnages, Katia, Oksana, fille de Katia, et Sacha, mari et beau-père d’Oksana. La pièce est très courte, de constitution plutôt moderne, à peine une vingtaine de pages. Le découpage se fait en deux parties distinctes, sans acte, ni scène. En revanche, de longues didascalies pour planter le décor, en l’occurrence, la mère et la fille, enceinte d’un garçon du nom de Kolia, lors de ce qu’il semble être un banal moment de cuisine. Une discussion au beau milieu de la préparation d’un repas ayant pour sujet un troisième individu, Sacha, présent sous la forme fantomatique, puisqu’il vient de mourir d’une crise cardiaque. Sacha était colonel au sein de l’armée ukrainienne alors quand la guerre éclate en 2014, c’est tout naturellement que le revenant qu’il est veut y aller. La guerre, et l’armée, sont ici en arrière-plan : sur le mode mi-tragique, mi-comique, c’est la perte d’un être cher qui est pleurée, célébrée, à travers un dialogue à trois improbable avec un Sacha au milieu, qui n’a plus d’existence. Comique parce que Sacha revient, très naturellement et l’air de rien, auprès de sa femme et de sa belle-fille, et avec l’envie de partir à la guerre. Tragique, car les deux femmes, de par leur deuil, sont blasées et portent la faute de la défaillance cardiaque du défunt à l’armée et à la façon dont ses soldats sont traités. Ce Sacha témoigne encore de sa présence à travers un paquet de bonbons oublié. Cette pièce se lit très facilement, si on est fâché avec le genre dramatique, c’est un texte parfait pour s’habituer à lire des textes dramatiques.
La seconde pièce Le dépôt de grain est bien plus longue et également plus riche en personnage : elle est également de présentation plus classique avec ses deux actes. Elle nous ramène plus loin dans le temps, d’abord en l’an 1926, puis 1931, 32, 33 dans ce premier acte, le restant de l’année 1933, à partir du 16 avril, dans le second acte. Tout démarre dans une propriété terrienne, où des villageois et la famille Starytska, des « paysans ordinaires » assistent à un spectacle monté et mis en scène par une troupe d’agitateurs, des propagandistes soviétiques, des personnages quelconques, dont un Ivan Ivanovytch, qui agitent, crient, singent leur propagande à travers les différents tableaux qu’ils reproduisent : une comédie qui reproduit une scène quotidienne tout en cherchant à dénoncer la vénalité et la corruption des religieux. Rien de bien surprenant quand on se rappelle les préceptes du bon communiste, qu’un personnage sans nom, Le lecteur, souhaite transformer l’église en dépôt de grain. Plusieurs de ces mêmes tableaux pour dénoncer et annoncer un autre modèle de vie se déroulent successivement autour de Mokryna, fille de Feodosiy, et Arsey, à la fois amoureux de la jeune femme, et jaloux de la famille Starytska.
Dès le début, on lit cette séparation entre les plus jeunes, les plus crédules mais aussi les plus pauvres, qui se font volontiers abusés par la propagande anticléricale soviétique et les plus âgés, qui ne se laissent pas volontiers défaire de leurs croyances. Avec un pèlerin grand prophéte de la catastrophe qui s’annonce, Arsey détonne dans ce village, il est le seul qui prend le parti des propagandistes soviétiques, qui impose dékoulakisation et collectivisation, appauvrissement et famine. De ces brigades de propagande qui montent des tableaux burlesques et grossiers, et cette mise en abîme de l’autrice, laquelle, de fait, a également a monté son propre tableau reconstituant l’histoire d’un village ukrainien banal : des paysans divisés, entre ces Koulaks, propriétaires terriens accusés de s’enrichir sur le dos des autres paysans, qui survivent tant bien que mal. Ce tableau permet de comprendre ce qui s’est joué au début des années 1930, avec le paupérisme progressif de la population affamée, privée de sa religion et de ses lieux de culte, transformées en dépôts inutiles, où les céréales moisissent juste à côté des ventres qui crient famine. L’important, pour les propagandistes, c’est que les autorités soviétiques exercent leur domination et exterminent les soi-disant ennemis d’état.
La juxtaposition des deux pièces forme un tout : alors que la première relativement courte évoque la mort et l’enterrement de Sacha, l’anniversaire de sa mort, avec en arrière-fond le thème de la cuisine et de la nourriture relativement abondante, la seconde évoque L’Holodomor, la famine provoquée par les autorités soviétiques, la mort progressive de chacun des habitants du village, soit d’inanition, soit d’avoir osé se rebeller et d’avoir touché aux réserves de nourritures qui se périment sous leurs yeux. Dans l’une, c’est un problème de santé à l’origine de la mort, la nourriture y est foisonnante, l’autre, c’est le contraire, mais l’une comme l’autre, c’est ce conflit en arrière-plan avec la Russie colonisatrice, puis la tutelle soviétique, qui aliène les Ukrainiens. Tour à tour sur le ton du burlesque...
"La voix du lecteur tremble de haine juste et de tristesse."
Des gâteaux fourrés, un souvenir d'enfance, la facture des charges, faire un effort, l'impression qu'il est ici, des fleurs fanées, une meute de chiens, la question est close, une chanson, demander de l'aide de l'au-delà, un paysan ordinaire, une fuite, une journée de labeur, un tournant historique, un brouhaha étonné, un corbeau noir, un peuple trompé, des mesures exceptionnelles, s'occuper de tout, une nuit de pleine lune, de l'alcool, du blé pourri, des paroles et des serments, une carriole morbide, un mauvais mari, des camarades agitateurs, une lenteur non naturelle, un cachot, la fête du village, un pistolet, la vérité et le rêve...
J'ai eu du mal à lire cette pièce de théâtre, du mal à me concentrer, mais j'ai bien apprécié les notes à la fin de l'ouvrage pour mieux le comprendre, et j'en ai donc relu des passages avec plus d'attention.
L'atmosphère est pesante, spéciale, sinistre, étrange, sensible, tragique...
Merci à Babelio, à la masse critique, aux Éditions l'espace d'un instant ( diversités et partage) pour la découverte de cette écrivaine, scénariste, cinéaste ... De son histoire et de son univers.
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