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En 1734 Hume, âgé de 23 ans, traverse depuis longtemps déjà une dépression dont nous avons gardé la trace, grâce à la lettre qu'il écrivit au printemps de cette année-là à un médecin réputé. Ce document est capital, en ce qu'il ancre dans l'existence du philosophe une inquiétude à laquelle la conclusion du premier livre du Traité de la nature humaine donnera toute son ampleur théorique en 1739. Hume lui-même nous apprend qu'il songea au Traité avant d'avoir quitté le collège, qu'il en élabora le plan avant d'avoir 20 ans et qu'il le rédigea avant sa 25e année . La crise de mélancolie qu'il traverse dans son adolescence, entre 18 et 23 ans, correspond donc à l'articulation des phases de planification et de rédaction de l'ouvrage.
Bien qu'il souffre de surmenage intellectuel, ce n'est pas le surmenage que Hume désigne comme la cause de son acédie, mais l'incapacité de formuler sa pensée en des termes suffisamment précis. Ce qui rend Hume littéralement malade, c'est l'impossibilité de transformer ses « matériaux bruts » en un texte clairement ordonné. Le souci du style et la quête évidemment anxieuse de l'approbation du public ne sont donc pas des suites de la mauvaise réception du Traité, puisque Hume en était rongé pendant la gestation. Ce qui l'abat, c'est de ne pas réussir à restituer clairement les parties les plus délicates (minute) de sa pensée, d'ordonner l'ensemble selon ses articulations naturelles internes. Le savoir, produit dans la solitude d'une réflexion que la lettre qualifie d'abstruse, produit cette mélancolie à laquelle aboutissent aussi les investigations du livre I du Traité. La raison rend malade parce que, privée d'un moyen d'expression adéquat, elle se perd dans le néant. Coupé du monde par la pensée spéculative, le philosophe ne trouve en effet aucune compensation dans le monde idéal, cohérent et ordonné, qu'il voulait découvrir et qui lui échappe. La réduction de l'idée au mot est un échec. La conclusion du Traité fera de ce désarroi personnel la figure d'une pensée qui, précisément parce qu'elle est conduite avec la plus grande rigueur rationnelle, échoue dans sa tentative de saisir ses objets. Tel est le tragique de la raison : la pensée rigoureuse - acute - débouche sur le pyrrhonisme, dont Hume comprend qu'il est la maladie naturelle et incurable de l'esprit.
Si la lettre de 1734 est tellement émouvante, c'est parce qu'elle montre un jeune philosophe qui ne s'en est pas encore sorti, qui n'a pas encore retrouvé la santé. Il faudra pour cela qu'il aille au bout de la maladie, en faisant notamment l'expérience décevante du business. Après seulement il pourra comprendre que l'alternative réelle n'est pas entre la vie contem¬plative et la vie affairée, mais entre une vie contemplative malade, en ce qu'elle perd le réel sans gagner l'idée, et une vie théorique saine, qui a surmonté la maladie en prenant acte que la vraie contemplation suppose l'intégration de la vie active en elle. La compréhension de la vie théorique comme vie ordonnée à la pratique permet l'émergence d'une nouvelle ma¬nière de penser, que Hume nommera « scepticisme mitigé », lequel n'est pas un demi scepticisme, mais un scepticisme qui excède le scepticisme encore dogmatique des pyrrhoniens. Le dogmatisme caché des pyrrhoniens consiste à maintenir l'une en dehors de l'autre vie active et vie théori¬que. Traverser la maladie pyrrhonienne, c'est savoir que la vie active sans pensée comme la vie contemplative sans action sont également morbides, parce qu'également mutilées. Hume a donné un nom à cette manière d'intégrer la vie théorique à la vie active : carelessness, qui n'est pas désinvolture mais tranquillité. La carelessness est l'attitude qui sourd du plus profond de la maladie pyrrhonienne, une fois vécu le désespoir spéculatif et la vacuité des affaires. Elle signifie que le fond de la nature humaine est passionnel, et que le philosophe ne l'appréhendera avec toute l'acuité requise que lorsqu'il aura compris que la raison se déploie à l'intérieur du mouvement spontané des passions, pour les satisfaire en les civilisant. La lettre de 1734 témoigne d'un Hume à la croisée des chemins, jeune philosophe qui se donne à lire au vif, au moment même où il sent que pour passer de l'abstrus au clair, de la maladie à la santé donc, il lui faut accueillir la vie ordinaire, non pour s'y perdre mais pour s'y trouver.
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