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Mai 1945, les troupes soviétiques hissent le drapeau rouge sur le toit du Reichstag, à Berlin. Trois années passent et partout dans les rues de Leningrad traînent des vétérans, héros déchus, patriotes aux bravoures affadies, des "rabroués de l'armée", une jeunesse physiquement injuriée qui ternit les lendemains de la victoire. Une partie de ces parasites sera reléguée à Valaam, une île de Carélie perdue sur le plus grand des lacs d'Europe.
Le livre s'ouvre sur un travelling de la petite communauté insulaire avant de se fixer sur deux protagonistes, Kotik et Piotr, amis comme cochons. Tout les rapproche, les dates, leur âge, leurs médailles et blessures, l'élan soviétique, leur jeunesse avortée, leur pension de vétérans, la vodka, mais plus encore. Confinés sur l'île, les deux compères vouent un culte à Natalia Mekline, une aviatrice (1922-2005), une héroïne inaccessible et soeur.
Ils connaissent ses bravoures, ils possèdent d'elle une photographie qu'ils déplient chaque soir ; un rituel. Après quatre ans de proscription sur l'île de Valaam, Kotik et Piotr nourrissent le projet de quitter la colonie, de traverser le lac pour aller lui rendre hommage. Leur équipée est prête, les voilà partis...
Île de Valaam, nord-ouest de la Russie, dès la fin de la seconde guerre mondiale, les éclopés, culs-de-jatte pour la grande majorité d'entre eux, y sont relégués, dans un ancien monastère, pour ne plus mendier dans les grandes villes du pays. Là, vivent Piotr et Kotik. Piotr est comme beaucoup de ses voisins, amputé des jambes. Kotik, lui, a encore une jambe, un privilégié donc, mais n'a qu'un bras, les deux membres restants du même côté.
C'est sur cette base historique que Michel Jullien construit le roman de ces deux hommes qui vouent un culte à l'aviatrice Natalia Mekline (1922-2005), héroïne de guerre.
Le livre débute par un travelling absolument génial de la communauté îlienne. Dans une langue un brin précieuse -j'ai dû aller chercher la définition de quelques mots : "bollard", "piédouche", "paisseau", "tronchet", "cauteleux", "mofettes", "bagotter", "higoumène", "soulte", "empeigne", "dessiller", "embrever"- et en même temps d'une grande modernité, de belles longues phrases déstructurées, très ponctuées, assemblant en elles parfois plusieurs idées, Michel Jullien parvient à faire naître de nombreuses images. J'en ai apprécié chaque mot, chaque tournure, que j'ai lus lentement pour n'en rien rater.
Puis, le romancier, dans sa deuxième partie, s'attarde sur le duo Piotr/Kotik, avant qu'ils n'arrivent à Valaam, leur amitié, leur force malgré leur jeunesse. Tout n'est pas dit, et il faut deviner des traits de caractère, des conséquences de leur situation de mutilés de guerre, Michel Jullien parie sur l'intelligence du lecteur. Il continue sur le même rythme, le même style littéraire, qui, parfois, induit quelques longueurs, car je le disais plus haut, pour bien en profiter, il faut tout lire, prendre son temps, ce ne sont pas des longueurs rédhibitoires, elles participent à la bonne compréhension de la vie des deux jeunes hommes dans le monastère.
Cent-vingt pages qui peuvent prendre un peu de temps (avec en prime un court dossier sur l'île de Valaam et Natalia Mekline), mais qui sont d'une grande beauté, qui peuvent déplaire, mais qui, lorsque le lecteur s'y retrouve lui donnent une grande joie, un plaisir de lecture indéniable. Sans doute y aura-t-il des critiques plus objectives, plus construites que ma recension, mais je me suis totalement, et dès le début , laissé emporter d'abord par cette écriture si particulière, si belle, puis par le contexte et enfin par Piotr et Kotik. Comment aurais-je pu résister à un texte qui débute comme ça -avec cette première phrase que j'ai relue plusieurs fois, me demandant pourquoi elle était construite ainsi et finalement la trouvant parfaite ?
"A ce point que, de bonne foi, on n'aurait pu prétendre à un hasard. En effet, on vit sortir un mutilé de sa cellule, héros de l'île parmi d'autres, diminué sous le fessier avec un déhanchement inoubliable, une espèce de pendule volontaire, le corps oscillant d'avant en arrière à chacun de ses pas qu'il effectuait sur les mains, agile, plutôt souple et sans que rien ne pesât, les épaules comme elles travaillent aux arceaux, un magnétisme terrien, à peine empesé, les deux bras enroulés dans un fichu de laine, les paumes servant de talon, le poignet efficace, en soutènement, actif, un grand moignon, à lui tout seul se balançant entre deux foulées, le buste qu'il envoyait au sol comme un plot, une potiche mobile avec un peu de poussière flottant autour des hanches à chaque nouvelle tombée, un bassin qui servait de bollard." (p.11)
Alors, comment résister ? Et la suite est aussi réjouissante. Vive la préciosité -des imparfaits du subjonctif, des mots peu usités, des tournures de phrases osées- dont je parlais plus haut lorsqu'elle sert un texte si beau.
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