"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Pour la première fois dans son oeuvre. Ismail Kadaré aborde, en 1969, un pan capital de l'histoire contemporaine de son pays : le schisme survenu en 1960-1961 au sein du monde communiste avec, d'un côté, Pékin et Tirana, de l'autre le bloc soviétique " révisionniste ".
Dès sa parution, L'Hiver de la grande solitude va soulever un tollé. Sa première version est achevée en 1971 et le malheur veut qu'elle paraisse au moment où la " période de grâce " prend fin, au printemps de 1973, quand le régime déclenche une campagne contre les milieux intellectuels. L'écrivain traverse alors une période noire : pendant trois ans, il n'est plus question du livre nulle part. Éloigné de Tirana en 1975. Kadaré se sent frappe d'une interdiction de publier tout nouveau roman. Pour contourner l'obstacle. Il propose une seconde version, augmentée, de L'Hiver de la grande solitude, qui portera, à sa parution en 1978, un titre plus sobre, Le Grand Hiver. Cette nouvelle mouture, dont la traduction sera, cette fois, autorisée, comporte des passages qui laissent penser que le peuple fait bloc derrière ses dirigeants. Ces passages disparaissent dans la version établie dans le présent volume qui, grosso modo, constitue un retour à la version originelle.
Cependant, même si des évènements politiques de première grandeur sont partout présents, L'Hiver de la grande solitude reste le contraire d'un roman historique. Le livre s'ouvre et se referme sur la même image d'une tempête qui malmène les antennes sur les toits, antennes par lesquelles le chant du monde atteint tous les foyers et que l'on redresse après la bourrasque comme si le vent de l'Histoire, en définitive, était impuissant à changer le cours de la vie, celle de l'homme éternel. Le succès de ce roman à sa parution en Occident tint pour partie au tableau général qu'il donnait de la sombre Olympe du monde communiste, une Olympe déchirée qui n'hésitait pas à faire couler le sang et à répandre la terreur.
Histoire passionnante de la rupture albano-soviétique.
Un des plus grands écrivains intellectuels de la littérature contemporaine européenne donne de la voix contre le totalitarisme universel et fait résonner l’actualité quant au dictat communiste russe qui sévit toujours comme inchangé depuis Lénine, Staline ou Khrouchtchev en dénonçant l’essence même du système dictatorial dont il connut l’oppression en Albanie, son pays d’origine.
La fiction percute la réalité en revisitant l’histoire de l’Albanie à travers principalement la vie de trois familles instruites mais qui n’omet pas toutes les éclaboussures reçues par tout un chacun parmi la population. Tout au long du récit, on suit tout particulièrement Besnik, un jeune journaliste pour traverser cette période inquiétante et inédite d’une des premières scissions majeures du bloc de l’Est.
Le livre commence lors de ce fait historique quand Enver Hodja, Président de l’Albanie, fervent soutien de la politique stalinienne qui fit régner une des dictatures les plus sévères que l’Europe ait connue, a osé apporter un point de vue différent à celui de Khrouchtchev lors de la conférence de Bucarest concernant le conflit avec la Yougoslavie ce qui fut interprété par le Kremlin comme une soumission à l’Occident ennemi. La punition russe ne se fit pas attendre. A commencer, les livraisons de blé à l’Albanie ont été immédiatement suspendues laissant la population albanaise sans pain.
« —(...) Sans pain ?
—Oui, et parce que, pour une fois, nous avons osé vous contredire, vous faites pression sur nous en nous affamant. C’est ça, votre unité ? »
Les Albanais ont attendu un mois et demi pour leur commande de 50 000 tonnes de blé en vain et furent contraints d’en chercher en France.
S’ensuivit la réunion des 81 partis communistes et ouvriers du monde entier à Moscou filmée dans le détail par la plume talentueuse de Kadaré. Enver Hodja, celui qui aura osé formuler une opinion contraire pourtant tout en restant fidèle à un stalinisme exacerbé, sera ignoré jusqu’à sa prise de parole virulente à la tribune, traitant les Russes de « rats » affamant la population albanaise. Plus qu’un tôlée, ce sera un séisme et la rupture des relations entre la Russie et l’Albanie.
Ayant acheté le blé nécessaire à la France, un des rares pays occidentaux à garder relation avec l’Albanie, Khrouchtchev accuse Hodja d’être un espion à la solde de De Gaulle bien que ce ne fut pas le cas.
Un journaliste de l’AFP, présent à la conférence internationale du communisme à Moscou, se réjouit d'annoncer que le bloc de l’Est vient de se fêler en se disputant ouvertement entre nations créant ainsi le début du déclin d’un pouvoir soviétique absolu.
Court en Albanie, la faible lueur d’espoir pour une grande partie de la population qui subit les férocités du gouvernement d’Hodja, que peut-être ce serait la fin de ce régime autoritaire mais ce ne sera pas le cas.
A ce moment, la Chine maoïste qui tourne le dos à la Russie, cherche des alliés en Occident. Elle profitera de cette rupture pour subvenir aux besoins de l’Albanie fort bien située avec son port de Vlorë donnant tout autant accès aux côtes européennes qu’à celles de l’Orient, sa base militaire de Pacha Liman désertée par l’Armée Rouge et son système d’espionnage très affuté particulièrement en ce qui concernait Taïwan et les US.
« Khrouchtchev avaient dit aux camarades chinois : —Nous avons perdu une Albanie et vous en avez gagné une. »
« Les radios occidentales disent que l’Albanie deviendra une petite Chine en Europe. (…) Dire qu’il va falloir apprendre le chinois.»
Hodja restera en place avec un limogeage interne, des accusations arbitraires, prohibitives et des purges sans concessions, imposant une terreur absolue redoublée dans le pays que Kadaré sait transmettre au lecteur par un texte magistralement écrit et documenté où on peut deviner son propre vécu.
« ‘Campagne d’économie’ – Au début personne ne comprenait ce qui se cachait derrière ces mots si communs : ‘Économisons chaque goutte de pétrole ! ‘ : ‘Économisons le pain’ »
On a peur pour les personnages mis en scène dans le roman et tout particulièrement pour ce jeune journaliste attachant qui avait été désigné pour faire partie de la délégation embarquée à Moscou en tant qu’interprète et qui de ce fait avait témoigné de la conférence et ses secrets et aurait pu être désigné coupable d’une mauvaise traduction conduisant au scandale.
La vie de chacun des personnages ne tient qu’à un fil que Kadaré sait tendre dans l’atmosphère inquiétante et étouffante d’une société sous cloche dont les destins bousculés sont à la merci d’un dictateur impitoyable. Ce roman ne se lâche pas.
Iliade moderne, ce livre nous raconte l’Histoire et l’esprit des Balkans face à l’empire russe
Fresque grandiose d’un monde qu’on croyait appartenir au passé, mais qui reste étonnamment d'actualité.
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