"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Août 1991. Des communistes de la vieille garde opposés aux réformes de Gorbatchev tentent un coup d'État. Porté au pouvoir par la tourmente, Boris Eltsine reprend le contrôle du pays, qui ne tardera pas à se disloquer. À Moscou, devant le bâtiment qui abritait la police politique, la statue de Dzerjinski, symbole de soixante-dix ans de répression, est déboulonnée. « On partageait alors tous l'impression que le nouveau pays naissait ici et maintenant. Nous y étions déjà, il suffirait d'un petit effort pour nous débarrasser de notre triste et sombre héritage. Il suffirait de dire la vérité sur le passé, et l'erreur ne se reproduirait plus, l'histoire prendrait une voie nouvelle. » Le héros, en quête de ses racines, part à la rencontre de ces fantômes et de leurs vérités dérangeantes, antagonistes et dangereuses pour les vivants. Il sillonne les contrées dévastées de l'ex-URSS, véritable voyage dans l'au-delà, mais un au-delà bien réel où les injustices anciennes ont pavé le chemin des violences futures. Bientôt, les guerres de Tchétchénie sonneront le glas de l'illusion démocratique et de la communauté des « hommes d'août » née sur les ruines du communisme. De fait, loin d'avoir disparu, Dzerjinski continue d'exercer une emprise sur le pays.
Roman d'aventure ? Roman policier ? Récit fantastique ? Lebedev réaffirme son talent de conteur dans cette fresque où le collectif se mêle à l'intime. Les vestiges se transforment en prémonitions, et les espaces russes se déploient, entre histoire et hallucination.
« Quel mois ! En août, sur la place de la Loubianka, le Félix de fer s’écrasa sur l’asphalte dans un sourd fracas. On partageait alors tous l’impression que le nouveau pays naissait ici et maintenant. Nous y étions déjà, il suffirait d’un petit effort pour se débarrasser de notre triste et sombre héritage. Il suffirait de dire la vérité sur le passé, et l’erreur ne se reproduirait plus, l’histoire prendrait une voie nouvelle. »
Le livre se passe pendant entre la fin de l’URSS et l’élection de Poutine. Les russes ont perdu leurs repères soviétiques, ne peuvent acquérir, par méconnaissance, la culture capitaliste, ou non-soviétique. Ils sont paumés, sans repères... tout pourrait être permis ou pas. Les archives s’ouvrent ou, plutôt s’entrouvrent contre paiement.
Le narrateur, à la mort de sa grand-mère découvre sa bibliothèque « Je voyageais de bibliothèque en bibliothèque, d’étagère e étagère sans jamais m’en lasser. Les livres c’était la vie de ma grand-mère, sa vocation, et il n’y avait rien de tel pour la sentir tout près, garder plus solidement le fil de sa présence » Au fil de sa promenade, il découvre un cahier que personne n’a trouvé car il était caché sous une fausse identité. A l’époque soviétique, les livres interdits circulaient sous le manteau avec de fausses couvertures officielles, « des livres déguisés, des livres-garous » où elle parle de sa vie de communiste sans trop s’épancher sur sa vie privée et, surtout, sur le père de son fils. « Au début des années quatre-vingt, alors qu’elle commençait à écrire ses souvenirs, pouvait-elle imaginer la dissolution de l’URSS ? Non car il eût fallu alors imaginer aussi la dissolution de son passé, de sa vie, d’elle-même. »
Le personnage principal, sorte de détective privé, transporte toute chose pour le compte de n’importe qui. Il va en Pologne avec une urne funéraire pour tester la réactivité de la police aux frontières et en profite pour faire des recherches sur son grand-père.
Sur ces lieux, un cimetière polonais devient une leçon d’histoire politique « trois époques cohabitaient dans ce cimetière : l’austro-hongroise, la polonaise et la soviétique »
Sur la place du marché, une guérisseuse-cartomancienne lui fait cette révélation « Ne cherche pas des vivants, cherche des morts ». La suite tient en un homme qui lui demande carrément « Ramenez-moi mon père », déporté au Kazakhstan en 1939. « Je doute que vous puissiez trouver sa tombe, mais on ne sait jamais… Ne serait-ce que de la terre de sa tombe, de l’endroit où il est mort. Cela me suffirait. »
A partir de cet instant, je sors du roman « familial » pour partir dans un domaine plus onirique. Voici notre homme parti à la recherche d’une tombe, d’une sépulture, d’une trace dans un Kazakhstan sauvage et peu sûr, se fiant à ses sensations, son flair. Il rencontre les « bonnes » personnes parmi tous les personnages qu’il rencontre dans le cadre de ses recherches.
A un certain moment, il lui faut l’appui d’une bande qui a le bras politique long… A charge de revanche, ce qui advient dans la troisième partie, plus politico-thriller où le désenchantement, la peur, le silence réapparaissent comme au temps de l’ère soviétique. Les puissants, les bandes tombent pour laisser place à la nouvelle vague. Avec la bande, ils se retrouvent dans un ancien camp encore en activité. Plein, non pas de détenus politiques, mais de tous ces pauvres hères qui divaguent et font peur aux paysans russes qui ont trouvé là, même s’ils sont enfermés, un semblant de cohérence avec des chiens-garous.
La Russie, un pays qui paraît désagrégé, dévasté où l’idéologie a disparu au profit du roi pognon, enfin pas pour tous . Pour les autres, c’est reparti sans le bien-être quotidien qu’ils connaissaient avant. La Russie, un pays protéiforme avec ses légendes modernes
Sergueï Lebedev aborde plusieurs questions sur la Russie. Peut-on avoir confiance en ce nouveau régime ? Pas sûr puisque les visages et les portes se referment. Comment peut-on faire son deuil de tous ces ancêtres morts sans être enterrés, car, malgré le communisme, la religion, les foies traditionnelles ont persisté et perdurent. En quoi ce nouveau régime est-il différent de l’ancien par rapport à l’être humain ? Le nouveau régime achève les anciens bras armés, rassurez-vous, les têtes sont toujours là.
Ce livre ne pourrait-il pas être aussi un livre-garou où sous couvert d’un roman familial, onirique, d’espionnage, l’auteur parle des doutes quant à l’avenir de la Russie ? Nous sommes avant l’élection de l’actuel président et la guerre contre les Tchétchènes n’en est qu’à ses prémices.
Un livre foisonnant, profond et d’une lecture plus qu’agréable sur un immense pays en proie au doute existentiel, d’un futur qu’il ne peut bien discerner, à la peur et à l’exaltation d’une liberté que les russes aimeraient ouverte et définitive.
Superbe lecture. J'apprécie ces livres qui me rendent curieuses, peut-être un peu moins ignorante.
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