"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Enfin ma première lecture russe dans cette exploration de la rentrée littéraire pour laquelle je remercie Cultura : la lecture de Sergueï Lebedev, Сергей Сергеевич Лебедев, cet auteur aux nombreux homonymes nouvellement publié par les Editions Noir sur Blanc après l’avoir été par les éditions Verdier. La New York Review of Books a qualifié Lebedev du « meilleur écrivain russe de la jeune génération ». Depuis ma lecture, le titre de Lebedev a reçu le prix Transfuge, décerné chaque année par le magazine culturel du même nom, espérons que ça lui apporte de la visibilité. Lebedev reste encore un auteur peu connu en France, et c’est avec grand intérêt que j’ai lu ce roman, non pas d’espionnage, mais qui soulève un pan de ce qui a longtemps été jalousement caché, les dessous des services secrets scientifique sous l’ère soviétique. Et pour cela, plongeons-nous dans le monde de ces scientifiques, qui représentait une part essentielle et sensible de cet étroit cercle d’initiés aux méthodes morbides de l’époque soviétique.
Si les gouvernants russes sont connus notamment pour leurs tentatives de meurtres et ses assassinats, à coups d’empoisonnement ni vu ni connu – enfin presque – de ceux qu’ils aimeraient faire taire, cela s’explique parce qu’elle a un passé bien chargé en la matière : les Soviétiques étaient déjà des experts dans la manipulation et l’emploi des toxines diverses et variées et la cause des maladies soudaines des opposants de tous poils. Retour à l’ère soviétique, donc, avec le savant qui a mis au point le poison parfait, qui n’est à l’évidence pas celui qu’utilise le gouvernement russe actuel. Vyrine A.V. a fui son pays après l’implosion de l’URSS et fait office désormais de cible vivante en tant que traître à la patrie. Afin de comprendre la position de notre fameux Vyrine, le texte effectue plusieurs flash-back sur son enfance et ses premiers pas au sein de l’institution.
Ce roman est à mi-chemin entre le roman d’espionnage, le motif du traître à la patrie est vieux comme le monde, le roman policier, avec une touche de fiction historique ou documentaire, qui ne manque pas de nous tenir en haleine. Dès l’incipit qui nous place face à un Vyrine mature et qui avoue s’être construit une nouvelle identité à coups de scalpels, Lebedev met en place une véritable chasse à l’homme : Vyrine est en fuite à l’étranger et activement recherché. Vyrine, c’est un repenti, pas de la mafia italienne, mais du système soviétique, le meilleur informateur qui soit sur le fonctionnement de cette véritable société dans la société, qu’étaient ces services secrets, et le traitement réservé à ses concitoyens.
Est-ce qu’il ne faut pas y voir aussi une critique de son pays, l’ancien comme le nouveau, à travers les références à ces « maîtres ès mensonges et réincarnations », celui qui explique aussi cette fin de non-recevoir administrée à son pays. L’absurdité de certaines situations, ce qui concerne en particulier la paranoïa de ces hauts gradés doutant de tout et de tous, enfermés dans un système qui a survécu à la chute de l’URSS, est délicieusement ironique. Lebedev se prend d’ailleurs à ce même jeu de la méfiance et de la paranoïa que ses personnages en omettant consciencieusement de nommer le pays dans lequel s’est réfugié le traître, mais que l’on arrive à décerner grâce aux indices qu’il laisse ici et là dans son récit : la paranoïa est de mise même avec le lecteur. Observation factuelle et critique acerbe de cette société soviétique, donc, qui a presque robotisé ses habitants – qui ne savaient même plus au fond pourquoi ils fêtaient Pâques dans un monde qui a tué son Dieu.
C’est un roman passionnant et à la fois effrayant : effrayant parce qu’on en a tous en tête des noms d’opposants russes soupçonnés d’avoir subi le même sort, Alexeï Navalny, Alexander Litvinenko, Sergueï Skripal, pour ceux que l’on connaît. C’est effrayant parce qu’en un certain sens Le débutant est à sa manière dystopique, dans la mesure où le jour ou un dirigeant aura la main sur une telle substance, inodore, incolore, indétectable, les dictateurs auront une autoroute devant eux. Cette histoire de course-poursuite, car il y a alternance de chapitres entre la fuite de Vyrine et les espions qui tentent de retrouver sa trace, devient très vite palpitante, rien d’excessivement rébarbatif ni d’extravagant, le simple petit monde des services secrets soviétiques est suffisamment surréaliste en lui-même. La tension de cette poursuite se fait sentir avec la paranoïa grandissante et palpable de Vyrine, qui paraît malgré tout justifiée, l’homme étant parfaitement objectif sur les méthodes expéditives employées par les agents de son ancien pays.
C’est le récit d’un petit garçon qui s’est laissé prendre aux habits de lumière revêtus par un système qui a vite fait de méconnaître les siens, de bourreaux ordinaires attirés par l’odeur du sang, par la soif de pouvoir et de domination, eux-mêmes jouets d’un système bien plus grand qu’eux et qui les dépasse totalement, et qui de l’URSS n’a pas manqué de se transposer en Russie. En-tout-cas, un monde définitivement violent et schizophrénique, tout comme les personnages qui se cherchent encore dans le soviétisme disparu et cohabitent avec difficulté avec leur présent. Et avec la guerre en motif de fond à Grozny ou Damas, qui se rejoue sur les terrains de paintball. Une réalité des grands, de ceux qui sont dans le secret, vis à vis du monde que l’on voit, celui de tous les jours, où l’on fait semblant alors que le premier rien n’est factice : jeu, réalité, plus personne ne sait distinguer la réalité. Encore une fois, on retrouve des hommes incapables de s’adapter à la transition soviétique, lui le savant désavoué. On ressent cette fracture entre ancien et nouveau monde et avec en prime ce poison magique Le débutant, capable d’effacer n’importe qui sans laisser la moindre trace derrière lui, un poison digne des plus grandes machinations du règne soviétique. Ni meilleur, ni pire que ses collègues, Vyrine, pure produit des services secrets soviétiques, est l’emblème du changement de régime, où les anciens favorisés deviennent parias.
J’ai beaucoup aimé ce roman qui nous plonge dans ce monde obscur qui existe et n’existe pas, qui n’a pas de nom, c’est aussi passionnant de découvrir les dessous des services secrets soviétiques au sein desquels l’utilisation de toxines mortelles pour effacer les gêneurs de la surface de la terre semble être une tradition qui se perpétue allègrement. Merci aux Éditions Noir sur Blanc de nous proposer la plume de Sergueï Lebedev, dont on pourra retrouver d’autres titres publiés antérieurement aux Éditions Verdier.
« Quel mois ! En août, sur la place de la Loubianka, le Félix de fer s’écrasa sur l’asphalte dans un sourd fracas. On partageait alors tous l’impression que le nouveau pays naissait ici et maintenant. Nous y étions déjà, il suffirait d’un petit effort pour se débarrasser de notre triste et sombre héritage. Il suffirait de dire la vérité sur le passé, et l’erreur ne se reproduirait plus, l’histoire prendrait une voie nouvelle. »
Le livre se passe pendant entre la fin de l’URSS et l’élection de Poutine. Les russes ont perdu leurs repères soviétiques, ne peuvent acquérir, par méconnaissance, la culture capitaliste, ou non-soviétique. Ils sont paumés, sans repères... tout pourrait être permis ou pas. Les archives s’ouvrent ou, plutôt s’entrouvrent contre paiement.
Le narrateur, à la mort de sa grand-mère découvre sa bibliothèque « Je voyageais de bibliothèque en bibliothèque, d’étagère e étagère sans jamais m’en lasser. Les livres c’était la vie de ma grand-mère, sa vocation, et il n’y avait rien de tel pour la sentir tout près, garder plus solidement le fil de sa présence » Au fil de sa promenade, il découvre un cahier que personne n’a trouvé car il était caché sous une fausse identité. A l’époque soviétique, les livres interdits circulaient sous le manteau avec de fausses couvertures officielles, « des livres déguisés, des livres-garous » où elle parle de sa vie de communiste sans trop s’épancher sur sa vie privée et, surtout, sur le père de son fils. « Au début des années quatre-vingt, alors qu’elle commençait à écrire ses souvenirs, pouvait-elle imaginer la dissolution de l’URSS ? Non car il eût fallu alors imaginer aussi la dissolution de son passé, de sa vie, d’elle-même. »
Le personnage principal, sorte de détective privé, transporte toute chose pour le compte de n’importe qui. Il va en Pologne avec une urne funéraire pour tester la réactivité de la police aux frontières et en profite pour faire des recherches sur son grand-père.
Sur ces lieux, un cimetière polonais devient une leçon d’histoire politique « trois époques cohabitaient dans ce cimetière : l’austro-hongroise, la polonaise et la soviétique »
Sur la place du marché, une guérisseuse-cartomancienne lui fait cette révélation « Ne cherche pas des vivants, cherche des morts ». La suite tient en un homme qui lui demande carrément « Ramenez-moi mon père », déporté au Kazakhstan en 1939. « Je doute que vous puissiez trouver sa tombe, mais on ne sait jamais… Ne serait-ce que de la terre de sa tombe, de l’endroit où il est mort. Cela me suffirait. »
A partir de cet instant, je sors du roman « familial » pour partir dans un domaine plus onirique. Voici notre homme parti à la recherche d’une tombe, d’une sépulture, d’une trace dans un Kazakhstan sauvage et peu sûr, se fiant à ses sensations, son flair. Il rencontre les « bonnes » personnes parmi tous les personnages qu’il rencontre dans le cadre de ses recherches.
A un certain moment, il lui faut l’appui d’une bande qui a le bras politique long… A charge de revanche, ce qui advient dans la troisième partie, plus politico-thriller où le désenchantement, la peur, le silence réapparaissent comme au temps de l’ère soviétique. Les puissants, les bandes tombent pour laisser place à la nouvelle vague. Avec la bande, ils se retrouvent dans un ancien camp encore en activité. Plein, non pas de détenus politiques, mais de tous ces pauvres hères qui divaguent et font peur aux paysans russes qui ont trouvé là, même s’ils sont enfermés, un semblant de cohérence avec des chiens-garous.
La Russie, un pays qui paraît désagrégé, dévasté où l’idéologie a disparu au profit du roi pognon, enfin pas pour tous . Pour les autres, c’est reparti sans le bien-être quotidien qu’ils connaissaient avant. La Russie, un pays protéiforme avec ses légendes modernes
Sergueï Lebedev aborde plusieurs questions sur la Russie. Peut-on avoir confiance en ce nouveau régime ? Pas sûr puisque les visages et les portes se referment. Comment peut-on faire son deuil de tous ces ancêtres morts sans être enterrés, car, malgré le communisme, la religion, les foies traditionnelles ont persisté et perdurent. En quoi ce nouveau régime est-il différent de l’ancien par rapport à l’être humain ? Le nouveau régime achève les anciens bras armés, rassurez-vous, les têtes sont toujours là.
Ce livre ne pourrait-il pas être aussi un livre-garou où sous couvert d’un roman familial, onirique, d’espionnage, l’auteur parle des doutes quant à l’avenir de la Russie ? Nous sommes avant l’élection de l’actuel président et la guerre contre les Tchétchènes n’en est qu’à ses prémices.
Un livre foisonnant, profond et d’une lecture plus qu’agréable sur un immense pays en proie au doute existentiel, d’un futur qu’il ne peut bien discerner, à la peur et à l’exaltation d’une liberté que les russes aimeraient ouverte et définitive.
Superbe lecture. J'apprécie ces livres qui me rendent curieuses, peut-être un peu moins ignorante.
Il n'y a pas encore de discussion sur cet auteur
Soyez le premier à en lancer une !
"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
L'auteur se glisse en reporter discret au sein de sa propre famille pour en dresser un portrait d'une humanité forte et fragile
Au Rwanda, l'itinéraire d'une femme entre rêve d'idéal et souvenirs destructeurs
Participez et tentez votre chance pour gagner des livres !