Malamud, ou l'art de la chute et de l'inattendu...
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Malamud, ou l'art de la chute et de l'inattendu...
"Le tonneau magique" est un recueil de treize nouvelles, treize perles d'humanité, couronnées en 1959 par le National Book Award. Je ne vais pas résumer chacune d'elles, mais elles ont de nombreux points communs : leurs personnages sont des gens modestes, petits commerçants besogneux, juifs immigrés de première ou deuxième génération, vivant dans le New York des années 50 et pour lesquels les tragédies de la deuxième guerre mondiale sont encore palpables. La plupart de ces histoires se déroulent aux USA, quelques-unes en Italie, et ont pour thème la quête du bonheur, que celui-ci se confonde avec l'amour, la fortune ou le succès. Et Dieu (pour autant qu'il existe, mais rien moins sûr depuis la Shoah), que cette quête est difficile, dramatique, tragique. Mais tous les personnages, tous anti-héros, s'entêtent, absurdement, comiquement, n'ayant pas ou plus d'autre sens à donner à leur vie. Certains feraient n'importe quoi pour obtenir de l'aide, y compris s'adresser à un ange aux ailes douteuses (L'ange Levine), tandis que d'autres s'obstinent à refuser la main qu'on leur tend avec une charité parfois extrême (Pitié). Certains réussiront (Les sept premières années), d'autres gâcheront leur chance stupidement (La dame du lac), tous en retireront quelque chose : réponses existentielles, illusions perdues, miracle, changement de perspective.
Un autre point commun : tous ces heurs et malheurs sont racontés avec beaucoup de tendresse, dans une veine tragi-comique qui évite le pathos larmoyant. Avec des portraits attachants, des états d'âme décrits avec finesse et l'universalité de ces drames individuels, ces textes s'impriment pour longtemps dans la mémoire du lecteur.
Après ma lecture du Commis, roman que j'ai vraiment beaucoup aimé, je craignais d'être un peu déçue par des nouvelles : je pensais qu'un format plus court donnerait forcément quelque chose de moins puissant. Eh bien, il n'en est rien, loin de là ! Ces treize nouvelles admirablement traduites par Josée Kamoun ont une force telle qu'elles acquièrent une dimension quasi mythique.
Elles mettent en scène de petites gens : un cordonnier et son ouvrier, des étudiants, des épiciers, un futur rabbin, un tailleur, un boulanger… En quelques mots très efficaces, l'incipit met en place leur situation : la vie n'a gâté ni les uns ni les autres ; les personnages de Malamud manquent d'amour, d'argent, de chance, de foi aussi car il leur arrive de douter… En effet, tout se passe comme si la Providence les avait abandonnés. Que « faire » de Dieu après la Shoah, comment croire qu'il est encore là pour aimer et protéger ?
Usés par la vie, ces hommes et ces femmes souffrent physiquement et moralement. Et ils se débattent comme ils peuvent, souvent seuls et accablés de malheur. Et ceux qui sont censés leur apporter un peu d'aide ne sont pas mieux lotis qu'eux ! Je pense par exemple au pauvre agent immobilier sans bureau, Vasco Bevilacqua, qui dans « La précieuse clef » fait tout ce qu'il peut pour trouver un appartement convenable à Carl Schneider, doctorant en études italiennes, venu avec sa famille à Rome pour faire des recherches.
Certains d'entre eux d'ailleurs déclinent l'aide qu'on leur propose et il faut ruser pour tenter de leur donner un coup de main. C'est le cas d'Eva et de son époux qui refusent de quitter leur épicerie malgré les conseils de Rosen : « Bon Dieu, lui ai-je dit, faites n'importe quoi, peintre, concierge, ferrailleur, mais sortez-vous de cette boutique avant d'être tous transformés en squelettes. », « Cette boutique, c'est un enterrement de première classe. Vous allez y laisser votre peau si vous ne vous sauvez pas tout de suite. » Mais Rosen aura beau se démener, il arrivera ce qu'il arrivera, comme il l'aurait dit lui même !
Ils vivent un tournant de leur existence, rien ne sera plus pareil après, enfin… c'est ce qu'ils espèrent… Hélas, l'illusion les aveugle parfois et les place sur des chemins qui ne mènent nulle part. On retrouve dans ce recueil de nouvelles les thèmes qui hantent l'auteur : la culpabilité, l'amour, la condition humaine, la judéité : « qu'est-ce-que sa judéité lui avait apporté sinon des migraines, des complexes et de tristes souvenirs ? » s'interroge Henry Levin dans « La dame du lac », tandis qu'il n'a pas osé avouer qu'il est juif à une jeune fille qu'il courtise … « Il se consolait en se disant qu'il était juif et que le juif souffre » pense le futur rabbin Leo Finkle qui dans « Le tonneau magique » a fait appel à un marieur afin de trouver une épouse… qu'il ne trouve pas !
Ces nouvelles, extrêmement touchantes, sont toutes pleines d'humanité… Certaines d'ailleurs ne sont pas dénuées d'humour et de fantaisie sans pour autant cesser de côtoyer le tragique.
S'il m'est impossible de vous parler de chacune de ces nouvelles, je peux vous dire deux mots sur celles qui m'ont particulièrement marquée : la première « Les sept premières années » met en scène Feld, un cordonnier souhaitant marier sa fille à un étudiant nommé Max, un garçon instruit et sérieux qui, dans un premier temps, donnerait peut-être à Miriam l'envie de fréquenter l'université et à coup sûr, plus tard, une vie meilleure… Or, un jour, Feld se sent obligé de renvoyer Sobel, son ouvrier polonais, pour cause de maladresse… Sous la charge de travail qu'il doit désormais assumer seul, il finit par aller le rechercher et lors d'une discussion, en viendra à lui demander pourquoi depuis plusieurs années, il accepte de travailler autant d'heures pour quasiment rien. Cette nouvelle est particulièrement émouvante et rappelle par de nombreux aspects l'intrigue du Commis.
Je repense à la nouvelle intitulée « L'ange Levine » dans laquelle le tailleur Manischevitz a tout perdu : son commerce dans un incendie, son fils à la guerre et sa fille qui a fui au bras d'un rustre. Ses propres douleurs au dos relèvent de la torture. Il ne lui reste que sa femme qui est mourante et ses yeux pour pleurer.
« Manischevitz avait traversé ces épreuves en restant passablement stoïque, presque incrédule devant tout ce qui lui tombait sur la tête, comme si ces coups durs advenaient, mettons, à une vague connaissance ou un parent éloigné. Une telle avalanche de misère dépassait l'entendement. »
Or, un jour, dans sa salle à manger, Manischevitz voit un ange… noir. « Qu'est ce que vous faites là ? » lui demande-t-il. L'autre se présente : il se nomme Alexander Levine. « Où sont passées vos ailes ? » s'inquiète le tailleur dubitatif et il ajoute un peu inquiet « Si Dieu m'envoie un ange, pourquoi un ange noir ? », « C'était à mon tour de descendre. » répond logiquement l'ange Lévine, expliquant qu'il peut sauver la femme du tailleur. Mais ce dernier ne peut s'empêcher de prendre l'ange pour un imposteur… Et si Lévine était vraiment un ange, un ange noir envoyé pour secourir le tailleur ? Manischevitz ne devrait-il pas tenter de le prendre au sérieux ?
« C'était dur à croire mais n'empêche, si jamais il avait effectivement été envoyé pour secourir et que lui, dans son aveuglement d'aveugle, n'avait rien voulu savoir ? L'idée le torturait. »
J'ai adoré cette nouvelle : son côté absurde, son humour, sa dimension tragi-comique et encore une fois toute l'humanité qui s'en dégage.
« Lectures d'été » m'a beaucoup plu : cette nouvelle met en scène un jeune lycéen qui a arrêté ses études et s'ennuie à mourir dans la touffeur de l'été new-yorkais. Sans travail ni occupation, il a un peu honte de cette absence totale d'activité et lorsqu'un vieux voisin, monsieur Cattanzara, l'interroge sur la façon dont il occupe ses journées, le jeune homme assure qu'il lit, qu'il lit même beaucoup. Il ajoute même qu'il a prévu de lire une centaine de livres pendant l'été. Mais évidemment, il n'en fait rien et honteux, il en est réduit à se cacher lorsqu'il rencontre son vieux voisin qui comprend un peu son manège mais continue néanmoins à l'encourager dans ses lectures… Comment faire pour ne pas décevoir quelqu'un qu'on aime beaucoup et qui a confiance en nous ?
La fin de chacune de ces nouvelles nous invite à penser, à poursuivre l'histoire, à imaginer une ou plusieurs suites possibles et surtout à nous interroger sur le sens profond des actes et des paroles des personnages.
Un auteur injustement oublié, extrêmement attachant, à redécouvrir de toute urgence !
LIRE AU LIT http://lireaulit.blogspot.fr/
Cette nouvelle traduction de The magic barrel, proposée par Rivages me permet de découvrir Bernard Malamud ( 1914-1986) considéré comme un des plus grands écrivains américains de XXe siècle. Lire ce recueil de treize nouvelles est aussi une manière de rendre hommage à Philip Roth qui voyait en Bernard Malamud une de ses influences majeures.
Ce recueil de treize nouvelles reprend les thèmes de prédilection de l’auteur. Les personnages sont des juifs soumis au malheur. Chaque récit ébauche une opportunité d’un jour meilleur par le mariage d’une enfant, un voyage, un amour, la lecture, un appartement, une rencontre. Mais ils sont tant englués dans leur malheur qu’ils peinent à trouver la flamme de la vie.
« Il se consolait en se disant qu’il était juif et que le juif souffre. »
Ils sont cordonnier, tailleur, mireur d’œufs, écrivain ou peintre raté, boulanger, étudiant, commerçant. Pauvres, malades, solitaires, déprimés, plongés dans des abimes de détresse, ce sont des hommes malmenés par le destin qui pourtant, avec obstination se lancent dans des parcours de combattant pour trouver une échappatoire.
Citons, par exemple, Manischevitz, ce vieux tailleur au dos cassé dont le magasin a pris feu. Son fils est mort à la guerre, sa fille est partie, sa femme est malade. Stoïque, il accepte incrédule son lot de malheur. Quand il implore Dieu de venir à son secours, c’est un ange, un grand noir du nom de Levine qui se présente. Le vieil homme doute des capacités de ce juif noir. Il partira pourtant à sa recherche dans le quartier de Harlem.
Dans chaque nouvelle, se glissent les principes fondamentaux du judaïsme avec le sentiment permanent de culpabilité et ce besoin de réparer le mode, d’être utile à son prochain.
C’est le cas de Tony qui veut faire comprendre à une petite fille qu’il n’est pas bien de voler.
« On n’a jamais vraiment ce qu’on veut. On a beau faire, on commet des erreurs, et après, elle vous colle à la peau. »
Mais parfois, le prochain, voué au malheur, ne veut pas être secouru. Ainsi la voisine de Rosen, veuve misérable en charge de deux enfants refuse son aide. Rosen use de tous les subterfuges pour venir en aide à cette femme qui refuse la charité.
Simon Susskund, par contre, harcèle un peintre raté natif du Bronx venu en Italie faire une étude sur Giotto. Il veut absolument obtenir quelque chose de lui.
« Pourquoi serais-je responsable de vous? »
« En tant qu’homme, en tant que juif, non? »
La dernière nouvelle, celle qui donne son titre au recueil, campe un homme qui fait des études pour devenir rabbin. Leo Finkle veut trouver une épouse et fait appel à un marieur. Aucune femme ne trouve grâce à ses yeux jusqu’à la découverte d’une photo laissée par le marieur.
« Pour nous les hommes, l’amour se trouve dans la manière de vivre et dans la pratique religieuse. Les dames, c’est différent. »
Ce sont des histoires toutes simples mais qui emmènent dans un autre monde. Le style de l’auteur, sa façon de décrire ses personnages accablés par le malheur donnent à ces courts récits une dimension de contes ou de fables qui nous font réfléchir sur nos désirs, notre réelle volonté à trouver le bonheur. Ce sont des paraboles que chacun interprétera à sa façon.
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