"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
"Il fut un temps où l'intellectuel était un écrivain, un savant ou un
philosophe qui intervenait dans les affaires de la cité, au nom d'une autorité
morale fondée sur une oeuvre importante, voire considérable, pour rappeler ses
concitoyens ou le pouvoir à leurs responsabilités. D'Émile Zola à Michel
Foucault, en passant par Albert Camus et Jean-Paul Sartre, et quelles que
soient leurs divergences sur le rôle de l'intellectuel, tous correspondaient à
ce modèle. Ce temps est révolu et ce, depuis le milieu des années 1970. Non
qu'il n'y ait plus d'écrivains, de savants ou de philosophes, non qu'il n'y ait
plus d'intellectuels intervenant dans la cité, mais parce qu'il y a désormais
discordance entre les premiers et les seconds. L'oeuvre n'est plus ce qui donne
l'autorité. Quelque chose s'est donc passé : la découverte de la puissance des
médias et en particulier de la télévision non seulement sur les plans de la
politique, de la communication et du divertissement mais aussi sur le plan
intellectuel. C'est là que les positions se sont changées en postures.
L'apparence, la semblance, la mimique sont devenues des clés pour entrer sur la
scène publique. L'essentiel n'est plus de faire une oeuvre, mais de faire croire
qu'on en a une. Les ego surdimensionnés peuvent cacher la vacuité de leur
pensée. Mais ces intellectuels d'apparat n'ont pu s'emparer de l'espace public
qu'avec la complicité de ceux qui avaient pour fonction de l'organiser : les
journalistes. Ceux-ci sont devenus les voies de passage obligées et des
instances d'accréditation des oeuvres et de statuts. Les intellectuels sont
ainsi devenus à leur tour des people comme les autres. Ils fonctionnent selon
la loi générale de la « peoplisation » : plus on vous entend, plus on vous
voit, plus vous êtes célèbre, plus vous êtes célébré, plus vous êtes un grand
écrivain, un grand savant, un grand philosophe. Cette logique de la «
peoplisation » a transformé les intellectuels en marionnettes dérisoires qu'on
écoute éventuellement parce qu'ils ont leur place marquée dans le paysage
audiovisuel. Tout le monde aura compris de qui je veux parler. Il serait de
mauvais goût de ma part de citer qui que ce soit. L'espace public est désormais
aux mains des bateleurs, des pantins à ressorts qui réapparaissent à chaque
fois qu'un malheur frappe. Ils s'alimentent du malheur des autres. Ils en
tirent de la jouissance et de la gloire. L'espace public est désormais saturé.
Il n'y a plus de place pour vous ! D'ailleurs qui vous connaît ? Qui vous
réclame ? Vous ne serez pas entendu ! Ceux qui refusent de se laisser prendre à
ce marché de dupes se retirent silencieusement : ils enseignent, écrivent,
cherchent ou font autre chose en cercles restreints et interviennent parfois
dans la cité, mais localement, loin des grands prédateurs de l'espace public
médiatique". Y.C. Zarka Yves Charles Zarka est professeur de philosophie
politique à l'Université Paris V René Descartes. Fondateur et directeur de la
revue Cités, il est également directeur des collections « Intervention
philosophique » et « Débats philosophiques » aux PUF et auteur de nombreux
ouvrages.
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