"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
C'est une saga qui s'étend sur plusieurs siècles. Aussi loin qu'il est possible de remonter, le récit trouve sa source dans l'Espagne d'Isabelle de Castille, dite Isabelle la Catholique. Les événements traversent ensuite le bassin méditerranéen, peut-être par l'Afrique du Nord, peut-être par l'Occitanie et l'Italie de la Renaissance.
Plusieurs générations arriment cette histoire aux rives de la mer Égée, à Salonique, appelée alors la Jérusalem des Balkans. Depuis le début du XXe siècle, elle se poursuit à Marseille, après un crochet malheureux par la Pologne.
Dans cette famille d'origine judéo-espagnole, on parlait le ladino, dialecte issu du castillan du Moyen-âge. Je ne sais si, comme l'espagnol, ce dialecte use à l'écrit du point d'interrogation culbuté. Mais ce qui est certain, c'est que les questions autour de l'histoire de cette famille ont culbuté l'existence des survivants. Ils ont souvent eu la tête basculée vers le bas, l'esprit renversé et les sens bousculés.
Dans leurs souvenirs, réels ou fantasmés, mais sans aucun doute vrais à leurs yeux, rien ne manque: le froid et la neige à Marseille, lors de ce terrible mois de janvier 1943, le déménagement forcé en pleine nuit du 23 de ce même mois, les étoiles jaunes qui n'illuminent aucun ciel, le trajet, qu'on n'ose pas appeler voyage, dans ces wagons à bétail, la perte de conscience sous les douches de Sobibor, les flammes de Sobibor, la rivière Bug à Sobibor, où les cendres, mêlées à la pluie, se sont déversées. Rien ne manque: ni la faim, ni la peur, ni les larmes, ni les cris.
Ceux d'après se souviennent comme ils peuvent, pour combler les manques, et pour laisser une mémoire à leurs morts et aux morts-vivants qui ont suivi.
Après le catalogue de l’exposition Salonique 1870 – 1920, j’avais envie de découvrir la collection dirigée par François Ajar, appelée Leçons de vie judéo-espagnoles. J’y ai choisi le roman de Rémi Matalon, Isidore n’est pas mort.
Isidore et Lucie sont des juifs de Salonique ayant fui la misère dans l’espoir d’un avenir meilleur. Ils ont débarqué à Marseille vers 1920, ont habité le quartier de L’Opéra, comme tous ceux venant de là-bas. Ils se sont installés dans la confection, secteur ancestral de cette partie du monde. Puis, la seconde guerre est arrivée, leur déportation à Sobibor et leurs morts.
Rémi Matalon ne peut rien raconter car personne ne lui a parlé d’Isidore et Lucie, ses grands-parents paternels. Heureusement, ces grands-parents maternels, Simon et Mathilde, originaire aussi de Salonique, ont échappé aux persécutions et à la mort en se cachant dans les Alpes.
Il les a imaginés à partir de bribes de souvenirs qu’il rassemble au fil de ses expériences et de sa propre vie. Cet héritage familial, Rémi Matalon le retrouve, aussi, à partir de ses ressentis de petit garçon. Il parle de ses interprétations de la judéité, dans une famille laïque.
Cette conquête d’identité où l’humour fait souvent le lien avec l’absence, Rémi Matalon nous la raconte en toute simplicité. Une enquête à découvrir !
Chronique illustrée ici
https://vagabondageautourdesoi.com/2023/11/26/remi-matalon-isidore/
Dans ce livre touchant et sincère, prêt à nous accorder sa confiance, Rémi Matalon cherche la clairière rédemptrice.
Ce qui se passe de grave derrière l’ombre des sous-bois de l’Histoire et octroie sa parole en advenir.
Il retient les échos intérieurs, cherche les tracés de sa vie originelle. Pas la visible, mais celle qui a fissuré immanquablement son arbre généalogique.
Déchirant et fondamental, précieux et véritable, c’est un récit qui apporte sa pierre à l’édifice des mémoires.
Un livre comme un chant funèbre. Ce qui fut de ce temps, et encore, où être juif ou juive était une virulente chasse aux sorcières.
Anéantir le socle d’un homme créé par sa foi, son idéologie, ses rites et coutumes et son rire au bord des lèvres. Faire de cette richesse inestimable de croyance, l’as de pique à abattre. « L’homme est un loup pour l’homme » (Thomas Hobbes). Les siècles soulèvent les poussières, brûlent les yeux. Aucun répit, sauf les mutismes et vivre de faux-semblants. Tout réinventer et mettre un masque. Changer de nom : Clapier comme la neige fondue. « Ton nom est un gros mot qu’il est interdit de prononcer. C’est vrai que Cohen ça sonne comme Con. Tu es désormais rebaptisée Clapier, comme toute ta famille ».
Il somme ses grands-parents au retour. Lucie et Isidore disparus dans le fléau d’une déportation. « Des suites d’un accident d’humanité ».
« On avait marqué JUIF, sur mon cœur de sept ans ». « Les remparts dressés contre le ressac de l’histoire n’ont jamais eu la forme d’un mur des Lamentations. Chez les Matalon, on riait, beaucoup, si on se lamentait, c’était en ladino, et si on pleurait, c’était en se cachant des enfants ».
Rémi Matalon rassemble l’épars. Conte Salonique, L’origine judéo-espagnole, entre le passé résurgence, son enfance et le frôlement jusqu’à aujourd’hui, il y a cette infinie douleur. Ce délitement de la joie de vivre, la peur aux abois. Les traques et les filatures jusqu’en 1943, le déménagement forcé, le train de l’horreur, les faux-frères.
La main qui touche l’épaule, agrippe le cœur et somme la mort. Sans dire le nom. Abolir le ciel et la terre, imposer les miettes de pain et les coups dans les jambes au frère ou à la sœur en humanité. Ce livre est un cri dans la nuit noire.
« Un départ où le contrôleur porte l’uniforme de la gendarmerie française, un départ où l’on ne choisit ni le jour ni la destination ».
« Quarante habitants dans ce village en 1943, ce devait être trois, quatre, peut-être cinq familles. Simon était rusé, mais ceux-là, sans rien dire, sans poser de questions, sans en tirer de gloire, furent des Justes ».
Ainsi, le petit Rémi grandissant dans ces pages poignantes et intenses, si tristes, œuvre à sa descendance. Ne jamais oublier. « Sobibor», un sanglot éternel. Les cendres comme des larmes de sang. Comment survivre? Le devoir de la parole dans ce qui n’est plus un livre, mais le partage des étoiles sur nos cœurs.
« Mon père, lui, vengeait le peuple juif sous mon cèdre, géant symbole de l’immortalité ».
On s’attache aux photos figées dans le miroir fissuré. On retient les paraboles et les symboles, le tableau de René Magritte : « La Reproduction interdite ». Le filigrane comme un souffle salvateur. C’est une fresque terriblement humaine et si près de nous.
« Quand le bonheur pointait le bout de son nez, la mort ramenait sa fraise. Depuis cette époque, je me demande si ce n’est pas la genèse de la pensée juive ».
Combien d’Isidore et de Lucie en ce vaste monde ?
Rémi Matalon est un passeur des destinées. Ce témoignage est un feu qui brusque l’entendu. L’acuité mémorielle et le devoir de mémoire sont les garants de ce renom.
« Vous ne pouviez imaginer quelle serait la fin du conte de la princesse juive et d’Isi le berger ».
Le ladino comme sommet. Marseille et ses fissures, les brimades, la faim et la soif, rien n’est laissé de côté. Ici, c’est le tremblement et le choc de l’Histoire. Comment un homme peut-il se construire dans toute cette violence infligée à son éthique et à ses croyances ?
Lisez « Isidore n’est plus mort ». L’espérance vaincra.
Une magnifique illustration de couverture d’Aude Samama.
En lice pour le prix Hors Concours des Éditions indépendantes 2023/2024.
Publié par les majeures Éditions Lior
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