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Ce recueil de nouvelles permet à Zakhar Prilepine de nous parler à sa façon, qu'on a pu qualifier de «brutale», d'amour, des femmes, de la guerre, de mecs avec des histoires de chien qu'on mange bravement alors que c'est du porc, de filles délurées. Il y a un ton Prilepine, à coup sûr celui d'un grand écrivain.
Les héros de Zakhar Prilepine sont des jeunes gens des années 1990 qui boivent énormément, se sentent «paumés» et sont profondément las. Mais, «c'est toute la Russie qui est lasse : ses pierres, ses arbres, ses maisons, ses routes, ses croyances sont fatigués. Même si l'horizon est bouché, même si les riches ne voient pas la pauvreté autour d'eux, c'est tout de même la Russie.» C'est dans cette Russie-là, horrible mais forcément aimée, que Prilepine nous entraîne. A travers ces onze nouvelles, il nous parler d'amour et de guerre, des femmes et des «mecs», de comment on devient un homme, de la campagne qui se meurt («Un Village mortel»), toujours à sa façon qu'on a pu qualifier de «brutale».
La série des nouvelles «entre mecs» («Récit de garçons») est souvent tristement comique avec des histoires de voitures déglinguées, de chien qu'on mange bravement alors qu'on découvrira le lendemain que c'était du porc («Viande de chien»), de filles délurées. pour devenir tragique quand l'action se passe en Tchétchénie («Le Meurtrier et son jeune ami», «Slavtchouk») portée par des personnages particulièrement réussis comme Roubtchik ou le Primate.
Mais dans cet univers masculin au possible, deux nouvelles («Gilka» et «Ma Fille») montrent un Prilepine nostalgique à jamais de la tendresse des femmes. Avec une force d'évocation qui subjugue, une écriture brutale mais somptueuse, Zakhar Prilepine s'inscrit dans la grande tradition du roman russe. Il promène sur le monde un regard toujours tendre, étonné, émerveillé et plein d'humour, tout en faisant entrer dans ses romans une réalité brûlante, dérangeante, loin de l'image lisse, heureuse et conquérante que souhaite donner la Russie d'elle-même.
Il y a un ton «Prilepine», à coup sûr celui d'un grand écrivain.
Tout est cohérent dans cet ouvrage, de l'illustration de la première de couverture, oeuvre du photographe soviétique Boris Mikhaïlov, mettant en vedette une jeune femme aux jambes découvertes, moulée dans un mini-short que l'on discerne à peine, avec pour couvre-chef un semblant de châle faisant office du foulard au regard à la fois perçant et désabusé. Une jeune femme qui hésite entre tradition et modernité. Avec, de surcroît, un titre à la fois cocasse, loufoque et incompréhensible en l'état. Et des textes désopilants, facétieux, d'une naïveté simple en apparence mais pourvus d'une forme de second degré relativement cynique. le tout émaillé par le ton un brin provocateur de l'auteur. Parce que Zakhar Prilepine n'écrit pas là pour plaire, pour donner dans le beau, le bien ou le sympathique, ses nouvelles sont parées en arrière-plan de ce militantisme, qui caractère le personnage. Prilepine est en effet à la tête de l'organisation radicale, le Parti National-Bolchévique, dirigé jusqu'en 2006 par le controversé Edouard Limonov (dont Emmanuel Carrère a retracé la vie à travers son récit Limonov, voila mon billet ici.) Parti qui s'arroge la défense des minorités russes dans les ex-républiques soviétiques et qui s'oppose, par ailleurs, à l'actuel parti en place en Russie, qui le qualifie d'extrémiste. de fait, cela n'étonnera personne qu'il soit interdit depuis 2007.
Un auteur, une couverture, un titre subversifs (Je suis quand même allée vérifier, si vous vous demandez qui a effectué la recherche « boire de la vodka chaude », c'est effectivement moi. Il semblerait bien que boire la vodka chaude soit une hérésie en Russie, puisqu'il serait de bon aloi de la boire – assez, très – fraîche): on commence à mieux cerner ce qui nous attend. Un narrateur ordinaire, ni meilleur, ni pire qu'un autre. Un homme lambda, dont l'une des occupations favorite, c'est de boire, vodka, bière, eau-de-vie quelconque, l'alcool semblant apporter la chaleur qui manque à sa réalité froide, dure et ennuyeuse. Mais derrière cette simplicité affichée, se cache un homme au jugement et regard plus clairvoyant qu'il ne veut bien l'avouer, qu'il tente, selon toute apparence, de diluer dans les litres d'alcool qu'il ingurgite chaque jour.
Tout comme l'homme, l'écriture va à l'essentiel et ne s'embarrasse point de détails inutiles et superflus: aucun artifice, sans fard, tout est à nu, brut, quitte à choquer. Jusqu'à l'utilisation même d'injures, la religion n'est pas épargnée, les blasphèmes y sont légion. Mais Gilka tente de noyer le grotesque de leur existence, sa propre existence, dans un humour noir, décapant, caustique. Comme si l'humour, et cette légèreté, apparente, étaient les seules solutions pour supporter l'inanité de leur vie, l'angoisse anxiogène que font naître ces menaces engendrées par son engagement politique. Tourner en dérision la moindre des situations semble lui permettre de prendre du recul sur son incapacité, la sienne ainsi que celle de ceux qui l'entourent, à pouvoir changer et évoluer, incapacité à avoir la moindre emprise sur le monde.
A travers les aventures de Gilka, nous avons l'occasion d'avoir un aperçu de cette société russe qui s'est reconstruite depuis la fin de l'empire soviétique sous le jour d'une critique acerbe des individus qui la composent. L'air de rien, il y démonte consciencieusement ces apparences de nouvelle et Grande Russie, en fait, corrompue par ses oligarques omniprésents qui ont mis à sa tête un chef de l'Etat omnipotent. La Mère Russie, en fait, dévorée par un capitalisme avide et affamé, lequel, même s'il a enrichi certains, n'a pas tellement bénéficié à la majorité des citoyens russes. Une critique acérée de cette Russie, qui a perdu de sa grandeur, fragile, bringuebalante, maintenue par les mains de fer de l'ancien officier du KGB, un constat assez effrayant d'un monde peu accueillant, gangrené par la mafia, la corruption, entaché par la violence des guerres, la guerre de Tchétchénie, inhérent à ce qu'il est devenu. Un monde, sans père, ou la loi du plus fort a pris le pas sur tout autre contrat social. le choix d'ailleurs d'illustrer le présent roman avec une photographie de Boris Mikhaïlov est plutôt judicieux puisque ce dernier évoque, lui aussi, les laissés-pour-compte de l'avènement du capitalisme. Dans cette série Rouge, il se consacre ainsi à photographier des personnes totalement ordinaires dans un quotidien qui l'est tout autant.
Les titres des nouvelles sont révélateurs – Histoire de pute, Viande de chien – de cette perte de valeurs, de cet univers ou plus rien n'est respecté, tout est moqué, tout à un prix, les icônes – qu'elles soient religieuses ou culturelles, sont déchues, tout est condamné à l'oubli. Comment s'en sortir, dans ce monde incertain, ou les protagonistes ne peuvent plus se raccrocher à grand-chose, ou ceux qui ont encore les moyens de mener une vie correcte ont sombré dans un cynisme insolent, et les autres ont pris le parti de cette acceptation résignée et fataliste de ceux qui n'ont plus les forces de se battre. Ou encore par l'humour grinçant du narrateur Gilka, qui malgré tout, essaie de se raccrocher aux quelques brindilles qui lui restent, ses amis, son frère et lui qui se débattent péniblement pour s'en sortir. Même la Vodka n'y est plus guère estimée, c'est dire.
Cette brutalité est atténuée, fort heureusement, par quelques épisodes ou notre narrateur, désenchanté, blasé, se plait à se remémorer les quelques moments agréables, qu'il a vécu, qu'il a encore l'occasion encore de vivre, au sein de son intimité familiale. La cellule familiale tient lieu de dernier refuge face à un monde, auquel la plume féroce, railleuse de Prilepine, ne fait décidément pas de cadeau: le monde politique, les femmes piégées dans un mauvais mariage ou prêtes à vendre leurs charmes, à la cupidité attirée par tout ce qui brille, les hommes, quant à eux, bons-à-rien, fainéants, indolents, qui ne trouve pas la voie pour s'en sortir ou celles qui ne sont pas vraiment légales. Tout et tous sont salis et pervertis par l'argent, et ce regret de la Grande Russie c'est justement le regret de ces soi-disant valeurs.
Prilepine a choisi la voix de l'humour pour dessiner ses nouvelles, et il n'épargne pas son narrateur qui appartient tout autant à ce qu'il dénonce. Un narrateur fataliste conscient de sa propre incapacité, et celles des autres, à changer les choses, conscient de l'inutilité du combat, qu'il juge ridicule, qu'il s'est fixé, ou le mot même de révolution, qui revêt pourtant d'une forte symbolique en Russie, est tombé dans le sens commun, d'une trivialité pathétique, dévêtue de toute la puissance historique qui était la sienne. Une Russie qui apparaît comme dénuée de la force vitale, qui a fait d'elle le pays culturellement grand, qu'elle est devenue au fil des siècles, aliénée par un président, qui ne manque pas d'en prendre pour son grade, rattachée à des intérêts économiques, qui ne finissent que par profiter pour un petit nombre, ces oligarques, la majorité du peuple russe nourrit par les dernières illusions que le nouveau tsar veut bien lui apporter. Curieusement, jamais l'épouse de Gilka, encore moins sa fille, n'apparaissent dans ces nouvelles, si ce n'est au détour d'une brève allusion, comme s'il tenait à les préserver de ce monde grotesque dans lequel il évolue, les épargner de sa vision pessimiste, sans pitié, de leur vie. le coin de paradis qu'elles représentent toutes les deux, comme une oasis au milieu du désert, reste encore soigneusement préservé de toute intrusion narrative, qui pourrait leur enlever leur innocence.
On le voit, la génération Poutine post-soviétique est une génération qui a du mal à trouver ses marques, ou la religion a perdu son rôle social, perte légitimée par ce communisme athée, reléguée au rang de souvenir avec cette idée de Grande Russie qui, elle, reste gravée dans la mémoire. La nostalgie, les regrets, d'une grandeur, amplifiée par le lavage de cerveau stalinien, une Russie qui semble désormais perdue, et que visiblement un président, qui a trop cédé aux sirènes du capitalisme, ne parvient pas à restaurer. Un témoignage sincère, qui ne s'embarrasse pas de ces mêmes faux-semblants du Kremlin, qui mérite d'être écouté d'où nous sommes, lequel avec le recul des années, se révélera peut-être encore plus criant de vérité. Finalement, si la forme est différente, le fond pas tant que cela, nous ne sommes plus si loin de Gogol et de ses Nouvelles de Pétersbourg par ces destins d'hommes broyés par une société monstrueuse, et ses gouvernants qui le sont plus encore.
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