"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Un enfant de junkie disparaît du jour au lendemain dans un ancien quartier cossu de Buenos Aires, livré désormais à la drogue et à la violence. Des jeunes femmes se promettent dans le sang de ne jamais avoir d'amants et sont obsédées par la silhouette fugace d'une adolescente disparue. Adela, amputée d'un bras, aime se faire peur en regardant des films d'horreur jusqu'à en devenir prisonnière. Pablo est hanté par la figure du Petiso Orejudo, un enfant serial killer, alors qu'il vient de devenir père. Un voyage confiné en voiture dans l'humidité du nord se termine sur un malentendu. Marcela, elle, se mutile en pleine salle de classe, au grand désarroi de ses camarades. Vera, un crâne repêché dans la rue, se meut en double dénué de chair d'une femme au bord de la crise de nerfs. Paula, ancienne assistante sociale, se bat avec ses démons et ses hallucinations. Marco, lui, se cache derrière sa porte, mutique, espérant échapper à l'existence, dehors. Sous l'eau noire, des secrets bien gardés par la police sont prêts à ressurgir. Et des femmes, désespérées, s'enflamment pour protester contre la violence. Enriquez n'est pas tendre. Sorte de Julio Cortázar féminine et féministe, elle partage avec l'auteur de Tous les feux l'art de jouer avec les codes du fantastique sans jamais y plonger à corps perdu. Le monstre n'est pas tapi dans les bois : nous sommes les monstres. D'une main de maître, elle dessine avec Ce que nous avons perdu dans le feu un univers romanesque qui flirte avec l'horreur mais sans y sombrer. Mêlant petites histoires et grande Histoire, elle évoque le passé de l'Argentine - ses morts, ses fantômes - par petites touches.
Dans une langue délicate et faussement simple, elle déploie une construction narrative où le suspense et l'humour s'entremêlent pour mieux nous faire rire et frissonner du même coup.
Les nouvelles commencent par dessiner le lieu de l’action, la géographie tragique du quotidien. Les textes tissent une ligne entre la réalité et l’horreur vécues par les personnages. Tout en situant ses nouvelles à des époques précises et des lieux spécifiques, la romancière travaille beaucoup sur le climat de son histoire. Les personnages sont soumis à leur environnement, animés parfois par l’illusion de pouvoir y échapper. La vie de ces êtres est alors faite de ruptures, de précipitations et de fuites. Chacune tente de passer au-delà des difficultés, des épreuves. Par l’aveuglement, par les abus, d’alcool ou de drogues. Marina Enriquez ne s’éloigne jamais de la réalité et en travaillant sur l’horreur comme genre, pointe les traces indélébiles laissées sur les personnages. Quel que soit leur âge, chacune sera marquée, très rapidement embourbée par la vie en Argentine. Les personnages, majoritairement féminins, ont un rapport frontal avec leur société. Soit elles sont marquées physiquement, soit elles perçoivent l’indicible. Dans les deux cas, elles sont en décalage avec les autres, rapidement cataloguées de folles ou de bêtes de foire. La romancière explore les stigmates de ces personnages, enfants, adolescents, dont la sensibilité est bouleversée par les fantômes du passé. On peut y voir les horreurs de la dictature et l’aveuglement des adultes. Sans pouvoir mettre des mots sur leur ressenti, les protagonistes de ces nouvelles sont en véritable souffrance, traumatisés par la peur et marqués au fer rouge de la culpabilité. Avec un équilibre remarquable, Mariana Enriquez parvient à puiser dans les contes, les récits fantastiques pour faire vivre les forces de l’esprit dans le quotidien argentin.
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