"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
« Vous ne pouvez pas créer un écrivain sans créer d'abord un lecteur et c'est ce que ma mère a fait de moi. » Peu de temps après la disparition de sa mère, Richard Russo prend la plume pour décrire la vie de cette femme autoritaire mais fragile qu'il adora autant qu'il la subit. À chaque étape de l'existence de son fils, de son enfance dans la banlieue industrielle de New York à sa carrière dans les universités américaines, à travers les différents seuils de son mariage, elle le suivit comme une ombre encombrante et intouchable, ballottée au gré des déménagements successifs, écartelée entre ses tentatives de préserver un mode de vie qu'elle souhaitait « indépendant » et les violentes crises nerveuses dont elle était si souvent victime, et qui marquèrent à jamais l'ensemble de la famille Russo.
« L’instabilité dirait un chimiste a deux formes : la fragilité et l’explosivité. » Alfred Jarry
Richard Russo est un écrivain que j’affectionne car il écrit la vie avec ses creux et ses reliefs, nous dit son Amérique par des personnages bien incarnés.
Ici il se livre, dans un récit car il n’a pas voulu faire de sa mère un personnage fictionnel et pourtant !
Il nous raconte en fond une Amérique qui change, les entreprises ferment, les zones géographiques se désertifient, des métiers disparaissent, et pour faire face il faut être solide et s’adapter.
« Le « gigantesque bruit de succion » de la mondialisation s’est fait entendre avec des dizaines d’années d’avance, et très bruyamment. »
Dans les années 50 sa mère séparée se targue d’être une femme indépendante et de n’avoir besoin de personne pour élever son fils.
C’est sa bataille.
« Peu à peu, j’ai fini par comprendre que l’apparente ingratitude de ma mère relevait simplement de l’instinct de conservation. L’image qu’elle avait d’elle-même, celle d’une femme qui pouvait tout faire seule, exigeait d’être entretenue et alimentée en permanence. Elle devait affirmer son indépendance, la proclamer à voix haute, en chaque occasion, si elle voulait y croire elle-même. »
L’enfant comprend qu’il a une mère différente, plus fragile, il entend souvent c’est une femme qui « a ses nerfs ».
Formule mystérieuse pour signifier que cette femme est maniaco-dépressive avec tout l’arsenal des déséquilibres qui se cachent derrière ce nom et juste un arsenal médicamenteux. Rien sinon le vide pour faire face. L’enfant comprend, le jeune homme entendra cette réalité de la bouche de son père, cela le choquera et crèvera l’abcès dans lequel il vit.
Mais sa mère s’accroche à son fils comme « une moule à son rocher ».
Le temps de l’université venue elle plaque tout pour suivre son fils à des milliers de kilomètres ce qui la fragilise encore, car tout est source d’inquiétude et de crises d’angoisse.
Quand il fondera un foyer ce sera pareil, encore et toujours à chaque déménagement, tout en criant haut et fort que c’est une femme indépendante, elle suivra son fils comme une ombre.
L’Amérique est là avec ses inégalités, ses chances aussi, des conditions de travail pas toujours humaines, et la condition féminine et son lot d’inégalités aussi surtout salariale.
A chaque changement Jean Russo s’emballe, elle voit l’herbe plus verte ailleurs et s’accroche à sa liste de choses à faire…
Dire que très tôt et de façon naturelle la situation s’est inversée, ce n’est pas la mère l’adulte protecteur c’est l’enfant, le jeune homme, l’homme en devenir.
Ils ont été peu de fois séparés, mais après un an et demi et le choc est brutal.
« Quand elle descendit de l’avion, je ne la reconnus même pas. N’ayant pas les moyens de voyager, nous ne nous étions pas revus depuis le mariage, un an et demi plus tôt ; jamais nous n’étions restés séparés aussi longtemps. Il fallu qu’elle prononce mon prénom et que je rattache le son de sa voix à cette vielle femme frêle qui marchait vers moi. »
Richard Russo, à bas bruit, dit le quotidien, les accommodements nécessaires, le regard des autres comme un miroir qui vous renvoie des signaux d’alerte.
Il nous fait ressentir les angoisses qui envahissent tout, les astuces pour cacher et faire face, Jean doit souvent se passer « un sacré savon » pour pouvoir avancer. Elle arrange toujours la réalité pour être à son avantage, ne pas perdre la face à ses propres yeux, se faire un refuge. C’est un travail à plein temps.
Il montre combien une hyper-sensibilité explose, combien les déséquilibres prennent de l’ampleur au fur et à mesure des années.
Car Jean en vieillissant est envahie de plus en plus par une angoisse qui l’enveloppe comme une toile d’araignée, lui broie le cœur et lui vide le cerveau, et les sas de décompression se font de plus en plus rares.
Il montre que toute sa vie il sera un fils loyal envers une mère différente mais qui l’a construit.
La réponse est familiale car la société ne prend pas en charge.
Dans son récit il a trouvé « l’équilibre » parfait pour brosser un beau portrait de mère a qui il fait une ultime déclaration d’amour.
« Si mes livres étaient plus sérieux et littéraires que les siens, cela était davantage dû à l’éducation qu’à la nature. Si je ne lisais pas beaucoup de romans d’évasion, c’était parce que je menais une vie agréable dont je n’avais ni envie ni besoin de m’évader. Je n’étais pas un être supérieur, uniquement une personne éduquée, et cela, je le devais en grande partie à ma mère. Peut-être avait-elle tenté de me dissuader de devenir écrivain, mais si j’en étais un aujourd’hui, elle en était la principale responsable. »
Je ne vais pas tout vous raconter mais il y a aussi un autre portrait de femme, celle de l’auteur qui a su résister à ses propres peurs et comprendre que son mari serait loyal jusqu’au bout.
Ce récit a la puissance de l’amour filial, de l’intelligence celle du cœur et de l’intellect.
C’est un clef pour comprendre l’œuvre.
J’ai été bouleversée.
©Chantal Lafon
Un bel hommage rendu par l’auteur à sa mère, dans les années 50 il est très dur d’être une femme divorcée et qui plus est avec un enfant à charge. C’est dur socialement, c’est dur économiquement, elle va devoir se battre. C’est donc le portrait de sa mère et de leur relation compliquée qui surgit de ces pages avec puissance et sensibilité. Il a été très dur pour ce fils d’être l’unique objet de l’attention de sa mère, d’être son pilier, cela donne lieu à des situations difficiles à supporter.
Il se trouve que sa mère va être maniaco-dépressive, rendant impossible l’émancipation car il se sent obligé de l’emmener partout avec lui et de la soutenir. On prend conscience du poids que cela peut être pour les enfants d’avoir des parents qui comptent trop sur eux, qui en attendent trop et qui n’ont qu’eux dans leur vie.
J’ai aimé l’écriture simple mais poétique et surtout malgré tout l’amour qui transpire entre chaque page. On sent que ce fils aime très fort sa mère et l’admire et en même temps ce n’est qu’à sa mort qu’il pourra enfin vivre sa propre vie. Car même marié et père il est obligé de l’avoir avec lui et cède à ses chantages et ses manipulations. Je tire d’ailleurs mon chapeau à sa femme car c’est très difficile de supporter quelqu’un qui n’est pas bienveillant sous son toit.
j’ai beaucoup aimé les passages sur les livres, les bibliothèques, le désir de devenir écrivain.
Ailleurs, c’est comment aimé et supporté une mère à l’égo surdimensionné, possessive et manipulatrice. Un cri d’amour sans larmoiement, sans pathos qui se lit d’une traite et de grande qualité.
VERDICT
Un très beau roman entre autobiographie et biographie sur l’amour filial. Je le conseille à toute personne aimant les romans sur les rapports humains, sur les rapports filiaux. Très réussi.
https://revezlivres.wordpress.com/2015/09/19/ailleurs-russo-richard/
Ailleurs est un livre fascinant, une petite merveille de récit, qui déroule la vie d’un fils totalement englué dans sa relation maternelle, dont il n’arrivera finalement à se détacher qu’à la disparition de cette dernière.
Récit autobiographique qui est autant le récit de la vie de l’auteur que celui de sa mère, omniprésente pour ne pas dire omnipotente. « C’est plus l’histoire de ma mère que la mienne, mais c’est aussi la mienne » dit Richard Russo dans le prologue. C’est aussi un drame à deux personnages. « Cette biographie est une histoire de croisements, entre des lieux et des moments… des destins liés et des attachements défectueux. Il est question de sa personnalité, mais aussi de l’endroit où elle a grandi, d’où elle s’est enfuie et où elle est revenue, à maintes reprises. Des contradictions qu’elle n’a pas pu résoudre ». En creux se devine la complexité d’une relation mère-fils qui aurait pu être étouffante et toxique si elle n’avait été si aimante.
C’est tout cela qu’évoque Richard Russo dans cet émouvant récit. Le portrait d’une mère qui n’a jamais été absente de sa vie, un être perclus de contradictions et d’obsessions, obstinée et volontaire mais d’une instabilité chronique, victime de fortes « crises émotionnelles », comme on les qualifiait à l’époque et qui n’étaient autres que des troubles obsessionnels compulsifs.
Richard Russo évoque d’abord son enfance, « une enfance américaine, dans les années 1950, au sein d’une classe moyenne qui semble avoir disparu, ou presque. » Le premier chapitre « Indépendance » dresse le portrait de sa mère à l’aube de sa vie, une femme qu’il décrit comme farouchement indépendante, mère divorcée très tôt qui travaille, élève seule son fils unique, et s’assume, envers et contre tous, même si cette indépendance n’est que relative (elle habite un appartement juste au-dessus de ses parents à qui elle paie certes un moindre loyer et qui sont très présents pour elle). « Elle devait affirmer son indépendance, la proclamer à haute voix, si elle voulait y croire elle-même. » « Elle était libre, mais pas tout-à-fait… Cette autonomie durement acquise pouvait parfois ressembler à une cage. » Et c’est là tout le paradoxe. Cette dépendance – affective et financière – qu’elle a d’abord avec ses parents va bientôt se reporter sur son fils grandissant. Elle va dépendre de lui toute sa vie, et bien avant que la vieillesse ou sa santé mentale se dégradant ne le justifient. Mais c’est aussi le portrait d’une jeune mère attentive, dévouée, aimante qui lutte sans cesse pour sa liberté, même si le prix à payer est élevé et que les fins de mois sont difficiles. « N’importe quel imprévu pouvait nous précipiter dans le rouge. »
Dès le 2e chapitre, intitulé « Un sacré savon », expression qui prendra tout son sens au fil du récit, Richard Russo commence à évoquer l’état de santé mental de sa mère, ses « crises de nerfs » qui deviennent peu à peu un élément du paysage familial. C’est aussi le récit du voyage improbable vers l’Ouest et leur arrivée à Phoenix, Arizona, où l’auteur va entrer à l’université. C’est pour sa mère, qui quitte enfin « la cage de Gloversville », un nouveau départ. Elle nourrit plein d’espoirs et de rêves que la dure réalité de la vie (solitude, nostalgie, chômage, manque d’argent) va vite voir s’effondrer. La réalité ne correspondait jamais « aux images projetées dans la salle de cinéma de son esprit. »
Un monde « ailleurs », c’est ce dont elle rêvait mais qu’elle n’a jamais pu atteindre. « Ici » et « là-bas », deux mots qui résument pour Richard Russo toute la vie de sa mère. « Ici, cela voulait dire l’endroit à l’intérieur de sa tête où les choses tournoyaient en une boucle sans fin. Là-bas, c’était l’endroit qu’elle essayait d’atteindre en permanence, où elle serait heureuse. » La réalité ne correspondait « aux images projetées dans la salle de cinéma de son esprit. »
Il lui apparait bientôt très clairement que sa mère ne cesse de vouloir fuir sa ville natale, où elle se sent prisonnière mais qu’elle ne parvient jamais à s’attacher à un nouvel endroit. « Le problème était qu’il existait deux Gloversville aux yeux de ma mère : celui qu’elle avait fui car elle y étouffait et celui dont elle a la nostalgie dès qu’elle en était éloignée ».
Dans le 3e chapitre, « Diagnostic », l’auteur met enfin des mots sur le mal dont souffre sa mère et évoque le poids du silence qui a régné tout au long de son enfance, dans sa famille, sur la folie voire la démence de sa mère, mal qui pesait lourdement sur les épaules de ce petit garçon qui savait, qui sentait mais qui ne pouvait formuler ou formaliser ce mal et cette souffrance.
Une superbe écriture, de la belle littérature pour ce vibrant hommage à sa mère. Les 50 dernières pages sont magnifiques et transpirent de l’amour d’un fils pour sa mère, malgré les difficultés traversées, et c’est ce qui le rend profondément humain et touchant. Le lien qui unissait ces deux êtres était assez unique et perdure par-delà la mort. Il était étouffant mais a fait de Richard Russo l’écrivain qu’il est devenu. Les pages évoquant la fin de sa vie, la maladie qui la rend alors totalement dépendante des autres, elle qui ne jurait que par l’indépendance, sont poignantes. Quand elle est sous morphine à la toute fin de sa vie, Richard Russo entraperçoit « la jeune femme pleine d’assurance, jolie et courageuse » qu’il avait connue enfant.
Malgré le fait qu’il ait toujours été à ses côtés, ou qu’elle ait toujours été à ses côtés, c’est selon, Richard Russo a le sentiment, après la mort de sa mère, de l’avoir abandonnée à sa folie, d’avoir lâché prise après avoir essayé, en vain, pendant des années, de la « guérir », de trouver la solution à son malheur et à sa souffrance. C’est après sa mort, au hasard d’une lecture, qu’il découvre finalement que sa mère souffrait de troubles obsessionnels compulsifs, jamais diagnostiqués, donc jamais pris en charge ni soignés. Cette maladie mentale non identifiée s’est avérée destructrice pour elle-même comme pour son entourage.
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