"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Quand en ces temps
des enfants
viennent au monde
ils ont déjà un nom
Minorité
Ceija Stojka
« À la rue », un témoignage fronton de Juliette Keating. Un saut dans la flaque des aspérités. Un éphéméride tremblant sous la neige des indifférences.
Lire ainsi ce plaidoyer, au plus juste de la réalité.
Treize familles expulsées de leur antre de vie. Hommes, femmes, enfants, jetés à la rue comme du pain moisi.
Qu’importe pour le pouvoir, la police, la mairie, l’acte est froid, sans fraternité.
Tous les coups sont permis, ce sont des Rroms, une cinquantaine de personnes, une vingtaine d’enfants, un grain de sable parmi les dix mille personnes expulsées par les autorités, cette année-là en France. C’est ce qu’exprime la quatrième de couverture, le plein de ce livre et le choc des photos de Gille Walusinski.
Vulnérables et sans cri aucun, le silence qui assomme et somme le départ, et vite. Des familles qu’il faut cacher sous le tapis. Nous sommes à Montreuil. Les autorités et la majorité des habitants aiment le brillant des trottoirs.
« Bâche bleue je crois, je ne vérifie pas, parce qu’en finir il faut, alors ce débrief sera cousu de souvenirs bruts, tant pis si la bâche était autre, ce qui compte c’est le tas de godasses dessus ».
Juliette Keating s’arrête. Observe ces Rroms brassés par le vent. Les objets, couvertures, bassines, posés à même le sol. Reconstruire un habitacle. Le jeu du chat et de la souris. Sauf que nous sommes dans le pays des Droits de l’Homme.
« Auschwitz qui tire sans bruit les ficelles. Trauma hérité, travaille, travaille, travaille… Parce que les pieds enfouis sous des minces couvertures, parce que les enfants dormaient sur un matelas dehors, étaient Rroms. Voici lancé le mot maudit. Mot-misère, mot-bidonville, mot-angoisse. Rroms de l’Auschwitz occulté ».
Juliette Keating note, tout. Regarde et prend à plein bras nos faillites, les arrogances d’une société à mille mille des enjeux d’hospitalité. Elle est active, bienveillante, protectrice et devient la lionne qui protège ses petits. La lutte perpétuelle, les pavloviennes expulsions, choisies dans l’heure sage du silence, lorsque les petits dorment sous une couverture à même les étoiles. Plus de toit, détruire à petits feux, ce peuple. Entendre : « cette femme qui regrette à voix haute : dommage qu’Hitler n’ait pas fini le travail ».
L’écriture digne, souveraine, est un talisman. L’humilité gagnante d’une belle personne engagée et convaincue. Sans procès d’intention, l’arme pacifique mais efficace.
Une Louise Michel magnanime. Les Tsiganes et les rites funambules, rires et les lèvres gercées par le froid.
Écrire demain, un livre blanc à bâtir. Voir disparaître les camions-maisons, squat sans électricité, ni chauffage, ni baume au cœur. Les petits, comme des oisillons tombés du nid. Une toile de tente lynchée au cutter. Ils dormiront plus loin encore. Pot de fer contre le pot de terre. Ils savent, les Rroms, la manichéenne France. Le blanc solidaire, fixer les mots, témoigner, œuvrer et le noir, les nantis et les racistes. La mise à l’écart comme un rictus sur leurs visages. Le sombre est démoniaque. La bataille soulève les diktats, pousse les portes et hurle. L’humanité, la belle, deviendra-t-elle un cerceau de lumière ?
« Entre des personnes solidaires qui ne s’éloignent jamais complètement et des riverains qui exigent le ménage, attendre que le pouvoir se décide, renonce à voir les camions-maisons, les familles prendre leurs cliques et leurs claques, s’en aller ailleurs tirer le diable par la queue ».
Ne pas lâcher prise. Frères et sœurs en humanité, et pourtant Montreuil et « le pouvoir abat toujours la dernière carte ».
Prendre soin des photos pétries d’humanité et de tendresse, de Gilles Walusinski, un homme debout, qui fixe la vérité. Les regards, les dos tournés, la dignité comme une corbeille de fruits qui attend notre main connivence. Prendre de cette douleur, de ce ventre meurtri par le froid , l’abandon et le rejet. De cette rue, qui seule, connaît par cœur le bruit de leurs pas. Complice. 1er août 2016, le périple qui recommence. Chasser comme la lèpre et la honte.
Mais c’est sans compter sur Juliette Keating qui ne cède rien, « a publié plus de soixante billets sur un blog hébergé par Médiapart ».
Disparaissez ! L’orage gronde. L’éternel recommencement. Le quartier de la Boissière chasse un peuple, une fratrie, une communauté. Le tsunami enfle. « beaucoup de flics, beaucoup de bruit… les Gadjés, les amis des familles non prévenues à temps. Les téléphones confisqués ».
« Le Président l’a proclamé hier, il ne veut plus personne dans les rues ou dans les bois ». « Reloger treize familles qui vivent à la rue depuis un an, treize familles expulsées de leurs habitations à Montreuil. Facile. Mais la mairie ne le veut pas du tout ». « Treize familles qui veulent une vie normale ». « Nous soupirons de soulagement tant, en ce monde, quand tu n’as rien et qu’on te fout la paix, alors tu as déjà quelque chose ».
Puissant, digne, ce récit est une marche dans le sombre de la nuit. La clarté qui s’élève subrepticement est donnante. Elle annonce l’écriture généreuse et observatrice de Juliette Keating. Le style appuyé dans cette apothéose du dire, dosé dans ce juste qui affirme une connaissance extrême des êtres égarés dans le brouillard de l’irrévocable. L’histoire est acide comme un citron pressé. Belle et ténébreuse elle dépasse le calme et l’aérien. Offre une Awa battante, enfant perdue dans le labyrinthe d’une naissance refoulée, dans une vérité existentielle. Awa que l’on voit s’émanciper à l’orée des êtres qui sont pour elle des sauveurs de la faim, de la soif et des donnants d’amour. Une tendresse offerte, allouée aux gestes altruistes. « Elle pensa à sa mère, mais faute de souvenir, c’était une pensée absolue, libérée de l’incarnation, du dessin particulier d’un visage : l’idée pure de la maternité. Elle ne la jugeait pas puisqu’elle ignorait ce qui était arrivé à la femme qui l’avait mise au monde. Awa ne pouvait croire qu’elle l’eût abandonnée. Elle était une enfant perdue. » Thomas ,l’homme bon, qui aura veillé sur cette enfant jusqu’au midi où elle deviendra femme. La symbolique de ce départ de Thomas est un éveil pour le lecteur (trice). Pure Awa, Eve, Eva s’affranchie. Raphaël, ce jeune homme qui fuit la caste familiale, en manque d’amour paternel, sait lire les nuances au travers de cette jeune fille battante, abandonnée, jetée en pâture à la horde des nantis. Les lignes sont sublimes, telles des rayons flamboyants dont l’encre sociétale abreuve les égarés. Ce récit symbolique se vit en intériorité lorsque le passage de l’ombre à la lumière affirme son diapason. Juliette Keating écrit la vie, l’authentique. Awa ne lâche jamais la main du lecteur (trice) et c’est une chance fabuleuse. Publié par Les Editions Le Ver à Soie Virginie Symaniec , Awa est en lice pour Le Prix Hors Concours 2019 Gaëlle Bohé.
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