"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
« La Vie suspendue » est le livre des maturités. Exceptionnel, réfléchi, le hasard n’existe pas. Baptiste Ledan est un virtuose.
« Jusqu’à l’âge de quarante ans, Tomas Fischer eut le goût des cimetières. »
Quel incipit ! Et pourtant nous sommes à mille mille d’Harold et Maud. Dans un entre-monde d’anticipation, visionnaire, dont l’échappée est une mise en garde plausible. Baptiste Ledan dévoile « La Vie suspendue » avec brio, pertinence et intuition. Nous sommes dans la cour des grands. Ce roman sensible, humain, est une courte-échelle pour atteindre l’existentialisme et affronter nos propres réalités. Tomas Fischer vit un drame irrévocable. Celui de la disparition de sa femme et de ses enfants. Chute de trente mètres depuis le pont de Langrais. Suspension, le temps d’avant est aboli. Poussières dans les yeux et rêves brisés, la solitude aux abois. L’écriture est alliée et va tourner la page. Laissez venir à vous le style absolument réfléchi, d’équerre et de rectitude. Tomas fuit à Lasciate.
« Vous voulez rester ici des années ? Nous n’avons pas d’immigration. Le ministère est très strict et les Kouffoys trouvent la ville ennuyeuse. -Les quoi ? Les Kouffoys. C’est le terme que nous utilisons pour désigner les étrangers. Ce n’est pas péjoratif, c’est notre façon de marquer une frontière. »
Tomas fait les démarches. Refus. Le voici clandestin devenu. Lasciate est un emblème. Ville semblable aux mouvances de notre contemporanéité. Mais sous ses faux-airs, les grandes importances et les fléaux du monde moderne sont dévoilés en pans utopiques. Lasciate est le macrocosme d’une société rigoureuse, procédurière, étrange, aux diktats de régulation et de vie et de mort. Point de suspension, cette ville rassemble l’épars de nos cosmopolites écueils. Ville entre l’ombre et la lumière, la fraternité et l’altruisme, les oppressions et les devoirs d’une cité qui dépassent les normalités. Cette fable judicieuse est une mise en abîme des utopies ravageuses. Le secret lourd d’une cité suspendue aux battements des cœurs. Ce livre souverain est une déambulation entre deux rives. Sommes-nous nos choix ? Sommes-nous libres ?
« C’est la fin d’une longue nuit. J’ai connu une belle journée de ciel bleu et cent cinquante années de nuit . »
« La Vie suspendue » est crucial. Sa double lecture est l’hémicycle d’honneur. Ses interpellations sont des murs porteurs. Sociétal, ses signaux bousculent et donnent à réfléchir. C’est un livre perpétuel tant il est dans son ultime profondeur nos quêtes et nos survivances. Son âge est lucidité. En lice pour le prix Hors Concours 2022. « La Vie suspendue » est un premier roman qui dépasse largement ses grands frères. Un nom à retenir celui de Baptiste Ledan lauréat du prix du jeune écrivain en 2003 pour sa nouvelle « Le Cahier » et en 2011 pour « L’Eldorado » ainsi que du prix Don Quichotte de la nouvelle de la ville de Rueil-Malmaison en 2015. Publié par les majeures Éditions Intervalles.
La vie n’a plus de sens pour Tomas. Céline, Elsa et Théo, victimes d’un accident de voiture, l’ont laissé seul à la dérive. Après quelques moments d’errance, le départ s’impose. Quitter ce qui lui rappelle indéfiniment son bonheur perdu.
La ville où il pose ses valises est étrange, grise, terne, aseptisée. Tout est lisse, et uniforme, les bâtiments, les vêtements que portent les résidents. Lasciate, Tomas l’apprendra bientôt se distingue du reste du monde par une caractéristique qui explique l’étrangeté ressentie.
Tomas s’installe en clandestin. Après avoir pour un temps aidé d’autres clandestins, les amis qu’il côtoie lui propose un marché insolite et perturbant…
Il serait dommage d’en révéler plus. Et pourtant ce secret abrité derrière les murailles désespérantes de la ville somnolente est un alibi de choix pour de longs débats philosophiques autour de notre condition humaine.
C’est aussi un hymne à la diversité, au désordre pittoresque, à tout ce qui éveille les sens et donne une saveur à notre passage éphémère dans ce monde.
Ce premier roman est une brillante leçon de vie, passionnante et questionnante.
Je vais devoir me surveiller pendant toute l'écriture de cette recension pour ne point divulguer le fameux secret de Lasciate et ne rien dire qui pourrait faire que quelques lecteurs du blog -si tant est que leur nombre soit supérieur à 2- perspicaces ne le découvrent ou ne le subodorent. Ce premier roman de Baptiste Ledan est avant tout une histoire incroyable, celle de Tomas Fischer qui préfère vivre à Lasciate ville triste et morne pour anesthésier les douleurs de la perte de sa femme et ses enfants. D'où la question quasi permanente du livre : vaut-il mieux vivre une vie courte et virevoltante faite d'expériences, de sensations, de créations ou une vie plus longue et plus calme voire plus terne ? Chacun aura sa propre réponse et ses arguments et loin de moi l'idée de donner une réponse définitive et catégorique. Nous ne sommes pas tous des Mozart qui "était tellement précoce qu'à 35 ans, il était déjà mort." (Pierre Desproges). Il est donc beaucoup question de la mort, sans que le livre soit triste ou plombant. Pour être général, c'est une question sur le sens que l'on veut donner à sa vie.
"C'est un autre monde, c'était une autre vie. Plus intense. Plus douloureuse aussi, forcément. Je suis venu ici comme on prend un somnifère. Je ne vais pas me plaindre d'être endormi mais je ne sais pas si c'est mieux." (p.158)
L'écriture de Baptiste Ledan m'a emballé, dès le premier chapitre qui est un régal -pourtant pas joyeux puisqu'il narre l'accident de la femme de Tomas- qui enchaîne les personnages très habilement, comme une caméra passerait d'untel à untel en s'y arrêtant quelques secondes, et qui débute par ces phrases : "Jusqu'à l'âge de quarante ans, Tomas Fischer eut le goût des cimetières. Il s'y promenait comme l'on se rend à la campagne, pour trouver le calme et la sérénité. "Il y fait bon vivre : les gens sont polis, les allées bien entretenues et personne n'y parle trop fort, disait-il. L'endroit résume ce que nous sommes, pas grand-chose, et ce que nous serons, rien." (p.7) La suite ne m'a pas déçu, quasiment tous les noms propres dérivent de noms d'écrivains célèbres, le ton est volontiers mordant, critique sur nos sociétés qui ne prônent plus l'accueil et se renferment sur elles-mêmes, sur la sécurité à tout prix quitte à se priver de plaisirs, sur la volonté de descendance, sur celle du pouvoir.
Ce passage sur la cuisine est savoureux et tellement vrai : "La cuisine n'a qu'un seul secret : l'harmonie des mélanges. L'aliment le plus fin est condamné à décevoir sans vis-à-vis pour exalter ses saveurs. Toute recette qui n'évolue pas est vouée à fatiguer le palais. Si notre cuisine est triste, c'est parce que nous avons peur des échanges. Nous nous tenons loin du vaste monde et nous nous protégeons avec un excès de précautions contre les influences étrangères, trop jaloux de notre secret." (p.12)
Un fabuleux roman qui sort tout juste et dont je ne peux que vous conseiller vivement l'achat et la lecture et de n'en point trop lire dessus -sauf ma recension- qui pourrait vous en dévoiler le secret. Une fois éventé, le roman resterait excellent, mais ce serait se passer d'une délicieuse surprise.
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