"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Toute sa vie, Romain Gary aura brouillé les pistes, reconstruisant sans cesse son personnage, accumulant les affabulations, se dédoublant en multiples identités, faisant en définitive de son existence un véritable matériau créatif, malléable, sublimable jusqu’à l’oeuvre d’art. Jusqu’à s’y perdre aussi, pris à son propre piège. L’universitaire, journaliste et écrivain polonaise Agata Tuszynska, connue pour ses biographies et ses récits d’inspiration autobiographique, évoque le parcours de ce « jongleur » d’exception, aviateur et Compagnon de la Libération, diplomate et écrivain aux deux prix Goncourt, dans un récit documenté où se mêlent des éléments de sa propre histoire.
Roman Kacew, Romain Gary, Fosco Sinibaldi, Shatan Bogat, Emile Ajar : le romancier s’est si bien démultiplié pour mieux se réinventer qu’il a fini par se retrouver menacé par son propre double. Bien avant ce summum de la mystification, il n’avait cessé de réécrire ses différents rôles, se choisissant une ascendance tartare et une filiation avec le comédien et réalisateur russe Ivan Mosjoukine, s’affirmant demi-juif seulement et fils unique sans père. D’ailleurs, qui ne connaît l’amour follement fusionnel, au coeur de La promesse de l’aube, qui l’unit si exclusivement à sa mère ? Pourtant, l’écrivain avait bel et bien des demi-frères et sœur, dont il ne parla jamais : Walentyna et Pawel, issus des secondes noces de son père Leïb Kacew et morts adolescents en déportation, mais aussi Josef, enfant d’un premier mariage de sa mère Mina, et qui, lorsque Roman avait huit ans, vécut un an sous leur toit, à Wilno en Pologne – aujourd’hui Vilnius en Lituanie.
Rendue particulièrement sensible, par ses propres origines et par les silences de sa mère rescapée du ghetto de Varsovie, au vécu du jeune Roman, sauvé quant à lui par leur départ pour Nice, sa mère et lui, en toute fin des années 1920, Agata Tuszynska a fouillé les archives, parcouru les lieux sur les traces de l’enfant, du jeune homme, puis de l’homme et des siens. Avec autant de méthode que d’empathie et de finesse, elle lève les zones d’ombre, rectifie les mensonges et les omissions tous révélateurs de vérités psychologiques profondes, reconstitue dans toute sa complexité la personnalité de Gary, ses formidables ressorts en même temps que ses failles et blessures. Loin de la biographie distanciée, son récit la voit s’impliquer personnellement, s’adresser à l’écrivain comme si elle lui tendait le miroir qui le dévoilait conteur de son propre mythe, enfin en dresser un portrait sans concession, débarrassé de sa sublimation romanesque. Toujours, dans cette narration, le parcours de Gary apparaît marqué à l'encre indélébile de l'Histoire, plus précisément, - et c'est là que le vécu de l'auteur contribue à sa perspicacité - à jamais infléchi par la déflagration de la Shoah et par ses répercussions sans fin sur la mémoire et la manière d’être des survivants et de leurs descendants.
A la fois très personnel et solidement étayé par un important travail d’enquête et de documentation, le regard hautement empathique d’Agata Tuszynska fait place nette des idées reçues pour un portrait réaliste, en tout point fascinant, d’un homme qui, non content de son destin déjà exceptionnel, s’attacha constamment à le réécrire.
Dans quelle mesure le souvenir, la mémoire, et l’imagination peuvent-elles concourir à la restitution d’une vie ? Ou la travestir par le mensonge ? C’est ce processus passionnant que décrit Agata Tuszynska dans son roman « La fiancée de Bruno Schulz » .Mais qui est Bruno Schulz ? Nous le découvrons au cours des différentes phases du récit, composé de trois parties distinctes : L’avant-guerre, se déroulant dans la ville de Drohobycz, dans les Carpates polonaises, et à Varsovie, dans les cercles littéraires et artistiques de la ville, la période de l’occupation et l’après-guerre qui clôt le récit .Jozefina Szelinska, dite Juna, muse, compagne de Bruno Schulz, le fréquenta de 1933à 1937. Cette dernière est professeure, elle aime, comme lui, Kafka et Rilke qu’ils lisent tous deux dans le texte.
Ce qui fascine d’emblée le lecteur dans ce roman, c’est de constater que rapidement, d’une manière presque évidente, Bruno Schulz, auteur de nouvelles et de romans, dessinateur, est habité par la peur, des crises d’angoisse, de profonds doutes : « Je ne me rendais pas compte que les rues inconnues le fatiguaient, qu’il était effrayé par le trafic urbain et la foule (…) Il se recroquevillait comme un escargot dans sa coquille de peur que quelqu’un l’écrase .J’ai compris cela trop tard . »
Juna tente aussi de détourner Bruno du judaïsme, pour lui faire rencontrer Dieu par le catholicisme, pour le mettre à l’épreuve, lui et l’amour qu’il éprouve pour elle : « Ce grand et éternel garçon avait besoin de moi, d’une femme mûre, attirante, capable de le guider .Comme Junon. Voire plus encore. »
Bruno Schulz comptait également sur Juna pour dompter ses fantasmes sexuels, et éprouve parallèlement une crainte de l’insistance de Juna à le faire déménager vers Varsovie, lieu plus propice à l’éclosion des talents littéraires que sa ville natale de Drohobycz, marquée par le provincialisme des mentalités .Trop absorbé par son œuvre, trop timoré, trop indécis, Bruno Schulz ne sera jamais en situation d’aimer vraiment Juna .Il meurt, assassiné, pendant l’occupation , qui est traitée dans la seconde partie du livre .On remarquera les passages consacrés à la mise en place de la répression antisémite en Pologne occupée, la description de l’insurrection de Varsovie en 1944 qui a abouti à la destruction totale de cette cité .
Ce qui est à noter dans ce récit, marqué par l’amertume, l’impossibilité des sentiments d’être vécus pleinement en raison d’obstacles personnels, historiques, ou culturels, est l’évocation du monde culturel polonais de l’avant-guerre : il y est évoqué l’activité de Gombrowicz, de Zofia Nalkowska, Wittlin, Wankowicz, Maria Kuncewiczowa, organisatrice de réceptions littéraires .Autre particularité : le récit est fait alternativement à la première et la troisième personne du singulier, lorsqu’il s’agit de Juna, comme pour marquer encore davantage cette distanciation d’avec cet homme, décidément insaisissable…
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