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Nous devons inventer une autre mémoire pour ne pas devenir fous(Roberto Juarroz) Quand plus de vingt fenêtres s'ouvrent en même temps, cela offre de l'air, de la clarté et des perspectives, surtout si aucune d'entre elles ne donne sur quelque paysage ou panorama exotique (de la pampa aux Andes en bifurquant vers la mer, les ports, les bars où ça tangue) mais que toutes s'attachent à dire, au contraire, la réalité d'un quotidien foisonnant, pris et décrit à bras le corps (ce qui le rend très physique) par des poètes nés en Argentine entre 1960 et 1978.
Il n'est pas nécessaire de revenir en détail sur ce qu'ont enduré les habitants de ce pays durant les dernières décennies mais il est évident que cette histoire-là (politique, militaire, sociale et économique) ne peut pas ne pas s'inscrire dans la création contemporaine. Ainsi, ce que l'on a pu découvrir récemment à l'écran, d'un bout à l'autre d'Agnus Dei, le film de Lucia Cedron ou dans Les Anges déchus de Pablo Reyero ou de manière plus insicive encore dans les poèmes de Juan Gelman, cela qui avait trait aux années noires, à la dictature, aux opposants disparus, aux plaies toujours béantes et à la désolation qui ne s'efface pas, on le retrouve tout aussi morcelé, en filigrane, de façon sensible, presque anodine mais tellement efficace dans les poèmes des auteurs traduits ici.
Ce qu'ils disent peut surprendre. L'à-vif est en effet rarement transcrit avec hargne mais interrogé de biais, en douceur, en maniant l'ironie, la dérision et parfois l'absurde à petites doses. Nous sommes dans l'art du contournement subtil et judicieux. Plus volontiers dans la digression que dans l'épure. Décrire, restituer telle ou telle scène, y montrer des protagonistes à l'oeuvre leur suffit. Si sens (ou non sens) il y a , ce sera, au final, au lecteur de le déceler en allant fouiller entre les lignes, les mots, les émotions, les compromissions, les répliques, les aléas d'un quotidien qui file de plus en plus vite.
Tous saisissent, captent en un regard (ouvrant à chaque fois une séquence presque cinématographique) ce qui donne du relief à la monotonie ambiante. Ici, un flacon de parfum tombe et perle d'inattendu un ordinaire trop bien huilé. Là, des enfants s'amusent à mettre des pièces de monnaie sur les rails en attendant le passage du prochain train. Ailleurs, quelqu'un trompe son ennui en rêvant lors d'un voyage en bus à destination de Bahia Blanca. Ailleurs encore, un grand père irrascible fait du grabuge lors du baptême de son petit-fils (scène restituée par Washington Curcurto à la sortie de l'église), prenant un réel plaisir à faire voler en éclats sagesse et bons sentiments...
Ces morceaux de vies (elles mêmes en morceaux) qui s'entremêlent avec fougue et néanmoins retenue, assez souvent dans la bonne humeur (on ne pleure ni sur soi ni sur les autres dans ces poèmes), entre réflexe et réflexion, peuvent être considérés comme une « chronique des écrits en cours ». Chronique tenue par des auteurs qui écoutent, observent et notent, en les remixant dans un flux proche de l'oralité, tous les éclats ou murmures, anecdotes et surprises, coups de sang, coups de coeur ou coups de gueule capables, comme le suggère judicieusement Roberto Juarroz (1925 - 1995), l'un des grands poètes argentins, de les aider à s'inventer, dès à présent, « une autre mémoire »
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