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Le nouveau volume de Soixante-dix s'efface apporte, dans la série des journaux d'Ernst Jünger, un ton et des thèmes tout autres que ceux des précédents. Cette oeuvre est rare et presque unique, puisque seul Jouhandeau, dans ses Journaliers, a tenu le livre de bord de l'extrême vieillesse - de manière bien différente, d'ailleurs. À un âge qu'atteignent peu de créateurs, de soixante-seize à quatre-vingt-cinq ans, Jünger poursuit ses voyages autour de lui-même et du monde. Le goût des «pays lointains» demeure, mais leur cercle se restreint : désormais, c'est surtout le pourtour de la Méditerranée, Grèce, Turquie, Crète, Maghreb... comme si l'auteur recherchait la matrice d'une culture qu'il a, comme jadis Goethe, assumée et transmuée en substance personnelle. Au Liberia, une singulière cérémonie initiatique le fait entrer dans un monde différent, non plus culturel, mais intemporel : il est «consacré» chef de tribu, selon des rites qui tranchent étrangement sur les honneurs dont l'a couvert l'Occident et qui lui inspirent quelque scepticisme : lui aussi cite la phrase de Flaubert sur les honneurs qui déshonorent et le titre qui dégrade. Les relations directes s'effacent peu à peu : certains amis meurent ou s'éloignent, et surtout l'ami «donné par la Nature», le compagnon de l'enfance, de l'adolescence, de la guerre et des aventures « diurnes et nocturnes» de l'esprit, son frère cadet Friedrich Georg. Les rapports épistolaires, plus lointains, gagnent en importance ; le détachement lutte avec l'amertume que provoquent, chez cet observateur attentif, les signes d'une accélération de l'histoire, comme l'appelait Daniel Halévy, et, à l'heure présente, d'un naufrage qu'il a comparé dans Approches à celui du Titanic. Il n'en préserve pas moins la faculté enfantine d'émerveillement, et la curiosité à l'égard de cet avenir qu'il ne vivra pas, mais qu'il tente de déchiffrer : sortie hors de l'histoire, combat des Titans et des Dieux, triomphe et déclin du Travailleur ? Certains passages sont déjà écrits comme «d'au-delà» de la vie terrestre ; certains sont des exercices spirituels préparant à l'entrée dans l'intemporalité : ainsi la contemplation du cycle des saisons, des morts et des renaissances dans son jardin de Wilflingen ; les alternances entre l'enracinement et le voyage, le jardin et la forêt, la double vie parmi les fleurs et les arbres. Pour reprendre une métaphore de John Donne (1631), le vieil auteur «accorde son instrument» devant la porte de l'Éternité.
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