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Cette étude n'a pas la prétention d'examiner en détail tout le corpus théâtral de Sartre. Il s'agit en fait moins d'interroger le théâtre de Sartre en tant que tel que de repenser sa place problématique, longtemps occultée par Sartre, à l'intérieur de l'ensemble de l'oeuvre sartrienne. Si, d'après Sartre, la découverte du théâtre va de pair avec sa conversion politique de 1940 qui fera de l'économie théâtrale le modèle esthétique de sa nouvelle conception militante de la littérature, le phénoménologue des années trente avait découvert dans l'acteur et la scène théâtrale des exemples privilégiés du concept qui allait devenir la pierre angulaire de sa théorie de l'art ? l'analogon ? un objet qui se réalise irréellement. Ce lien entre l'imaginaire et le théâtral reste une constante de la pensée sartrienne. Pourtant, après 1940, il s'agit aux yeux du militant d'une préoccupation coupable, car cette réflexion persistante regroupant analogon, acteur, scène et image reste obstinément philosophique et non politique, toujours en porte-à-faux par rapport aux ambitions activistes du converti de l'an quarante. Les retentissements de ce conflit sourd qui mine tout le projet théâtral de l'après-guerre s'étendent à l'ensemble de l'oeuvre de Sartre.
En effet, bon nombre d'aspects problématiques du théâtre de Sartre qui semblent avoir gêné la critique depuis, s'éclairent autrement à la lumière de ce conflit fondamental et inavoué. Force est d'admettre que la conversion de Sartre s'avère beaucoup moins claire qu'il ne l'a présentée. D'une part, les concepts tels que la liberté, élaborés par Sartre pour soutenir sa nouvelle vision esthétique de l'écrivain et de son travail subissent des modifications constantes et dissimulées. D'autre part, l'entente recherchée par le militant avec son théâtre pour attester la mise en place de la littérature engagée demeure extrêmement précaire. Notons tout d'abord le nombre de conversions qui ponctuent l'itinéraire théâtral. Depuis Bariona jusqu'au Diable et le Bon Dieu onze ans plus tard, Sartre ne cesse de mettre en scène des protagonistes qui se convertissent à une conception différente de l'activisme, chaque nouvelle articulation de l' « engagement » corrigeant implicitement la démonstration précédente. Au fond, le théâtre de Sartre semble pris dans un dilemme curieux et insoluble : le militant veut s'approprier le théâtre pour montrer que le monde n'est pas un théâtre, alors que, de L'Imaginaire jusqu'à L'Idiot de la famille, à travers une longue médiation sur les dimensions multiples de l'analogon, l'écrivain-philosophe se révèle fasciné par la démonstration inverse.
L'archéologie secrète de ce conflit remonte peut-être à un épisode déterminant. Il s'agit du théâtre des marionnettes, source des premiers succès « littéraires » de l'enfant Sartre au Luxembourg. Mais face à son premier public, le futur philosophe a découvert dans le théâtre le véhicule d'un pouvoir enivrant. Si l'apprenti montreur de marionnettes s'adressait à des libertés, nous rappelle l'auteur des Carnets, c'était afin de les « envoûter ». Plus tard, les principes de l'engagement exigent de la part du militant une volte-face absolue. Après 1940 et la conversion au socialisme qu'il ne cessera d'afficher, l'écrivain a tenté de se plier aux préceptes du militant et d'accepter un contrôle idéologique de son activité. Après toutes ces années coupables consacrées au moi, l'engagement sera aussi une expiation. Le théâtre est le lieu privilégié où l'écrivain, bridé par le militant, est appelé à témoigner du sacrifice de son art. Mais l'écrivain a beau faire semblant de se soumettre, au coeur du genre conçu pour figurer la « voie royale » de la littérature engagée, l'écriture théâtrale conteste la mission même qui constitue sa raison d'être. Mettre en relief la part maudite d'un art foncièrement déloyal, c'est non seulement restituer ce que le militant a occulté mais voir sous un angle nouveau le rapport profondément contradictoire, au fond impossible, que Sartre entretenait avec l'engagement.
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